© Carole Parodi
Dans le cadre de l’opération Inédits textes dramatiques, en collaboration avec le journal Le Courrier.
Un entretien réalisé le 14 décembre 2020 par visioconférence autour de la pièce Faites comme chez nous / De Nalini Menamkat / Plus d’infos (Le Courrier)
Par Valentine Bovey
Valentine Bovey : J’ai trouvé ton texte très drôle, malgré la gravité du sujet. Dans quel contexte cette idée de faire un texte sur l’immigration t’es venue, et particulièrement sur ce pan de l’immigration dont on parle le moins peut-être en Suisse, qui est l’intégration ? Est-ce qu’il y a une part autobiographique ou d’expérience vécue ?
Nalini Menamkat : Oui, c’est extrêmement autobiographique. J’habite dans un petit village suisse, à Perroy, et la question de l’immigration m’intéressait : je me sentais toujours tiraillée entre le fait de me dire que c’était la problématique de notre génération tout en me demandant comment faire pour accueillir des migrant·e·s. Alors j’ai commencé à me réunir avec d’autres personnes du village pour en parler, pour creuser, voir ce qu’on pouvait faire. Plus on rencontrait des gens, plus je trouvais qu’il y avait une théâtralité dans le sujet. Au début, c’était juste une sorte de patchwork d’anecdotes qui me faisaient hurler de rire – c’est à la fois dramatique et cela montrait tous les travers humains. J’ai tout de suite vu cette ambivalence, qui est la volonté d’aider, mais en général il y a une tension lorsque la personne qu’on n’aide ne correspond pas à l’idée qu’on se fait. Il y avait des tensions extrêmement fortes et ces tensions sont ce qui fait pour moi l’intérêt du théâtre. Cette réalité-là m’était proche et montrait tout ce qu’il y a de plus glorieux dans l’humanité – à savoir vouloir venir en aide à son prochain – mais aussi évidemment les pires travers. J’ai vraiment réalisé que cette relation d’aide est une relation de pouvoir. Et ça ne m’était jamais apparu de manière aussi flagrante. Lorsqu’on est dans la position d’aider quelqu’un·e, on a un pouvoir sur cette personne, qu’on le veuille ou non. Je me suis donc très vite dit qu’il y avait tous les ingrédients d’une bonne farce. C’est comme ça que ça a démarré. Il a fallu ensuite nouer ces tas d’anecdotes que j’avais en un récit.
V.B. : Tes phrases sont très simples, très quotidiennes mais sous ce quotidien on voit le politique, et cela montre bien les rapports de pouvoir voilés sous les politesses ou sous des discours xénophobes complètement banalisés. Comment qualifierais-tu donc ton écriture ? Est-ce que c’est une sorte d’écriture de terrain ? Et est-ce que tu avais des références théâtrales ou littéraires en écrivant ce texte ainsi ?
N.M. : Je dirais que mon phare, c’est Nikolaï Erdman, un auteur russe qui écrit au début du XXe siècle. C’est un bonheur parce qu’il y a ce côté extrêmement drôle, mais extrêmement politique, ce sont les ingrédients de quelque chose que j’aime beaucoup. Au fil de l’écriture, ça a commencé par beaucoup de terrain, des entretiens, et puis en milieu de parcours j’ai appris l’histoire vraie de ce réfugié qui vivait dans un camp de réfugié en Australie, sur une île [Manus, ndr] qui a écrit un livre par Whatsapp et a gagné un prix littéraire prestigieux en Australie [Témoignage d’une île-prison, Behrouz Boochani, ndr]. Il y a donc ce genre de parcours qui m’a interpellée. Stylistiquement, Lukas Bärfuss [le mentorat proposé par la SSA] m’a beaucoup aidée pour que ce soit incisif. Je ne suis pas encore totalement satisfaite de la pièce, je trouve qu’il manque encore un équilibre, mais je suis encore en train de chercher. Il m’a dit « chaque réplique doit venir mettre en tension la réplique suivante », j’avais tendance à faire de la conversation et parfois cela perdait en tension. Il m’a aidée à épurer.
V.B. : Ton texte m’a fait penser à Dämonen, de Lars Noren, que j’avais vu mis en scène par Thomas Ostermeier. C’est le portrait satirique d’un couple de bobos, qui invitent leurs voisins qu’ils méprisent. Cette satire d’un certain milieu de gauche qui a beaucoup d’idéaux mais n’arrive pas à les vivre m’avait beaucoup parlé. De même, ce n’est pas du théâtre documentaire que tu fais, mais c’est un théâtre collé au réel ?
N.M. : J’ai aussi beaucoup d’empathie et de sympathie pour les personnages, dont je fais partie. Je trouve que c’est difficile d’aider, c’est compliqué de trouver la bonne manière, la bonne distance, de ne pas prendre le pouvoir dans cette relation, de se défaire de ses préjugés, c’est extrêmement difficile. C’est aussi ce que j’aime avec Erdman, c’est qu’on est sur le même trottoir que les personnages, ce n’est pas juste qu’on se moque d’eux. Ils sont à la fois pathétiques, mais ce besoin d’idéaux à tout prix et à n’importe quel prix est touchant. Il y a cette dimension vaudevillesque qui me tient à cœur mais je cherche le bon équilibre entre cela et quelque chose qui s’arrache d’une forme de réalisme. Je cherche certaines scènes plus oniriques… Je viens de découvrir un auteur qui s’appelle Omar Youssef Souleimane, qui a aussi un parcours en lien avec l’écriture et la migration. Cela m’a donné envie de voir Tarek réciter de la poésie, avec une dimension sonore, avec la langue arabe aussi, pour amener le texte dans un univers plus poétique.
V.B. : J’ai aussi ressenti beaucoup de compassion pour le personnage de Tarek « le migrant » qui débarque et dont les seuls réels besoins ne sont jamais écoutés, alors qu’il obtient tout ce qu’il ne réclame pas.
N.M. : Il y a ce livre de Velibor Colic, Manuel d’un exilé, qui dit cela : toutes les identités sont compressées dans l’unique identité qui est celle du·de la migrant·e. C’est extrême : toute la diversité de ce qu’on peut être est réduit à une seule étiquette et je trouve cela d’une violence incroyable. C’était un peu ce fil-là que je voulais explorer.
V.B. : Tu dirais que tu fais du théâtre politique, au sens de militant ?
N.M. : Je pense que je suis très militante dans la vie, mais après je dirais que c’est un peu le danger, je trouve que c’est toujours désagréable d’aller au théâtre et d’avoir l’impression qu’on essaie de nous donner une vérité, de nous faire passer un message. Donc j’essaie plutôt de travailler à partir de questions : comment est-ce qu’on aide, qu’est-ce que cette relation d’aide ? J’essaie de travailler sur des questions ouvertes que je me pose moi-même et auxquelles je n’ai pas la réponse plutôt que sur des choses que j’ai l’impression d’avoir compris mieux que les autres. Les sujets sont toujours fondés au niveau socio-politique, je trouve que l’intérêt du théâtre est de parler du monde qui nous entoure, mais j’essaie de faire ça de la manière la plus honnête possible. Mais si on entend par théâtre politique un théâtre qui serait idéologique, alors ce n’est pas mon but. Je n’ai pas de réponses à donner !
V.B. : Tu as la double casquette de mise en scène et de dramaturge. En écrivant, réfléchis-tu à ce que pourrait être une mise en scène ?
N.M. : Étonnamment, pas du tout ! Parce que si la metteuse en scène en moi parlait à l’autrice, elle dirait « tu ne peux pas écrire une pièce avec dix personnages, tu ne pourras jamais la monter, c’est voué à un échec total » [rires]. Au départ, j’avais une idée scénographique pour Faites comme chez nous, je voulais que l’histoire se fasse en deux temps : und première version de l’histoire depuis la rue, une deuxième depuis l’appartement de Tarek, avec une sorte de collision monumentale entre ces deux points de vue. Mais à un moment donné j’ai dû lâcher ce concept que j’avais pour écrire, ça me bloquait. Par contre, j’ai vraiment besoin de la répétition et des comédien·ne·s, j’ai besoin d’entendre les gens dire le texte pour pouvoir me rendre compte s’il tient ou pas. Je n’arrive pas à appréhender les changements de texte sans le travail au plateau. Les comédien·ne·s sentent aussi tout de suite lorsqu’il y a des choses qui ne jouent pas, ou ils posent des questions intéressantes puisqu’ils suivent le fil d’un seul personnage. Pour moi il manque clairement cette dernière phase pour m’emparer du texte et le mettre à l’épreuve du plateau pour qu’il soit vraiment abouti, pour qu’il soit validé, en quelque sorte.
V.B. : Donc, dans ton rapport au texte, il n’y a rien de gravé dans du marbre ? Est-ce que tu penses qu’il va encore beaucoup bouger ?
N.M. : Oui, je pense. Je n’ai pas tellement ce rapport de sacralité au texte, je me sens plutôt proche du théâtre allemand. La fidélité du·de la metteur·euse en scène au texte, pour les Allemand·e·s, se situe au niveau de l’histoire. Mais après, tous les moyens sont bons. Quand je travaillais à la Comédie de Genève, j’avais travaillé sur Amphitryon de Molière, et la costumière qui était allemande m’avait dit : « tu me donneras ta version du texte ». J’ai été surprise, je lui disais : « mais c’est du Molière ! » [rires]. Pour eux c’est différent. Je trouve ça intéressant car sinon le théâtre meurt un peu. Il faut se sentir libre de couper, de remanier. Ce qui doit gagner à la fin, c’est le plateau. Il faut être sans pitié.