De l’autre côté du miroir

Par Darya Feral

Une critique sur la captation du spectacle Boîte noire / Création et mise en scène par Stefan Kaegi (Rimini Protokoll) / Théâtre de Vidy / Juin – Juillet 2020 / Captation disponible en ligne sur Vidygital / Plus d’infos

© Philippe Weissbrodt

« Cela fait trois mois que le théâtre est fermé ». Après la première vague de l’épidémie de COVID-19, le théâtre de Vidy, en cours de déménagement pour rénovation, doit renoncer à de nombreux spectacles incompatibles avec les nouvelles mesures sanitaires. Afin de pallier cette rupture brutale du lien entre intervenants et public, Stefan Kaegi (Rimini Protokoll) propose une expérience déambulatoire pour un spectateur, qui lui permet de s’immerger dans le cœur du lieu, en écoutant des experts du théâtre. Ce parcours, dans la version filmée à 360° par un spectateur-témoin, est actuellement disponible en vidéo sur le site du théâtre. Du foyer à la Kantina, lieux de vie sociale, le spectateur découvre les dessous des spectacles et les espaces qui lui sont normalement interdits. L’expérience constitue aussi une manière originale de préserver la mémoire du bâtiment dans son état original.

« On commence dans 30 secondes… 10 secondes… Bonjour, on ne se connaît pas, mais peut-être que le plus simple, c’est de se tutoyer ». Un spectateur, muni d’une caméra-témoin, s’assied dans le foyer du théâtre de Vidy, sur un fauteuil rouge. En suivant les instructions que la voix narratrice de la comédienne Lola Giouse lui transmet dans son casque et que nous entendons de la même façon, il s’apprête à découvrir l’« envers » de la scène, à travers une expérience immersive. La captation à 360°, que chacun peut orienter à sa guise avec son clavier d’ordinateur, permet d’émanciper efficacement les spectateurs du point de vue de cet observateur unique.

Dans un travail documentaire sur la mémoire du théâtre de Vidy, Stefan Kaegi met en effet l’expérience du spectateur au cœur de son projet artistique. Puisque la situation impose l’arrêt des représentations réelles, la déambulation individuelle de ce spectateur-témoin permet de garder le théâtre vivant, en assurant un lien, même indirect, entre spectateurs et intervenants. Le témoin entre dans les méandres du théâtre aujourd’hui déserté, dans des lieux habituellement interdits et bourdonnant d’activité. Il est guidé par les voix préenregistrées d’experts : techniciens, artistes, universitaires, qu’il ne voit jamais. Il découvre, dans une atmosphère fantomatique, l’aspect concret de la pratique théâtrale, les poulies, la « servante », les costumes. Dans la régie, un technicien ayant travaillé dans ce lieu depuis trente ans explique ainsi les mécanismes qui permettent de montrer une chute de neige pour « faire croire à un vrai hiver ». François Ansermet, psychanalyste et professeur de pédopsychiatrie, parle, en tant que spectateur de théâtre, des dépôts de machineries, des objets qui sont gardés dans les dessous de la salle, comme de « traces », qui s’inscrivent dans « la lumière de la mémoire ». Il établit également une analogie entre les « dessous de la scène », inaccessibles, et notre inconscient, auquel nous n’avons pas accès. En entendant les voix des intervenants, qui livrent chacun leur angle d’approche, l’invité est amené à interroger son propre lien avec le théâtre.  Ayant un accès privilégié aux espaces cachés, nous pouvons ressentir un sentiment de curiosité satisfaite, particulièrement lorsque la déambulation prend un tour presque merveilleux : en entrant dans la « possible impossible » armoire du bureau de la costumière, on pousse une porte cachée, qui donne sur le grand local des accessoires, « le royaume des objets inanimés ». Ce changement d’échelle pourrait résumer le projet artistique : dans l’angle mort du spectateur habituel s’étend un monde théâtral bien plus vaste que le plateau, de même que l’armoire contient le monde plus étendu des accessoires.

L’expérience du spectateur-témoin l’amène parfois à se mettre directement dans la situation des intervenants du théâtre. Dans la cuisine, alors que son visage se reflète dans un miroir, la voix s’interroge : « Combien de techniciens et de comédiens se sont regardés dans ce miroir ? ». Lorsqu’il se tient sur le plateau, la voix lui intime de regarder vers la salle, qu’il ne voit pas à cause du projecteur braqué sur lui. Il se met alors dans la peau d’un comédien le temps d’un regard vers la salle, avant que la lumière du projecteur ne s’estompe et que les sièges n’apparaissent dans son champ de vision. Même en visionnant la captation, nous sommes curieux de fixer la lumière aveuglante du projecteur sur scène. Puis la lumière s’éteint, et on entend la comédienne Yvette Théraulaz confier à propos des applaudissements : « C’est peut-être ce qui me manque le plus ». L’expérience du spectateur face à la lumière aveuglante nous amène à comprendre très concrètement que les comédiens et les spectateurs ne peuvent se voir mutuellement que lors des applaudissements, dans un moment par excellence impossible durant les fermetures liées à la pandémie. Alors que le Théâtre de Vidy s’absente de ce bâtiment, c’est la nécessité de préserver la mémoire du lieu et des expériences qui y furent associées qui donne un fil rouge au parcours de l’invité, amené à porter en lui ce qu’il observe, entend, et vit entre ces murs. Stefan Kaegi rend chacun dépositaire de cette mémoire du lieu et de ses fantômes, et, ce faisant, l’intègre à son tour dans la communauté du Théâtre de Vidy.