Boîte noire
Création et mise en scène par Stefan Kaegi (Rimini Protokoll) / Théâtre de Vidy / Juin – Juillet 2020 / Captation disponible en ligne sur Vidygital / Critiques par Darya Feral et Maëlle Aeby.
Janvier 2021
Par Darya Feral
De l’autre côté du miroir
« Cela fait trois mois que le théâtre est fermé ». Après la première vague de l’épidémie de COVID-19, le théâtre de Vidy, en cours de déménagement pour rénovation, doit renoncer à de nombreux spectacles incompatibles avec les nouvelles mesures sanitaires. Afin de pallier cette rupture brutale du lien entre intervenants et public, Stefan Kaegi (Rimini Protokoll) propose une expérience déambulatoire pour un spectateur, qui lui permet de s’immerger dans le cœur du lieu, en écoutant des experts du théâtre. Ce parcours, dans la version filmée à 360° par un spectateur-témoin, est actuellement disponible en vidéo sur le site du théâtre. Du foyer à la Kantina, lieux de vie sociale, le spectateur découvre les dessous des spectacles et les espaces qui lui sont normalement interdits. L’expérience constitue aussi une manière originale de préserver la mémoire du bâtiment dans son état original.
« On commence dans 30 secondes… 10 secondes… Bonjour, on ne se connaît pas, mais peut-être que le plus simple, c’est de se tutoyer ». Un spectateur, muni d’une caméra-témoin, s’assied dans le foyer du théâtre de Vidy, sur un fauteuil rouge. En suivant les instructions que la voix narratrice de la comédienne Lola Giouse lui transmet dans son casque et que nous entendons de la même façon, il s’apprête à découvrir l’« envers » de la scène, à travers une expérience immersive. La captation à 360°, que chacun peut orienter à sa guise avec son clavier d’ordinateur, permet d’émanciper efficacement les spectateurs du point de vue de cet observateur unique.
Dans un travail documentaire sur la mémoire du théâtre de Vidy, Stefan Kaegi met en effet l’expérience du spectateur au cœur de son projet artistique. Puisque la situation impose l’arrêt des représentations réelles, la déambulation individuelle de ce spectateur-témoin permet de garder le théâtre vivant, en assurant un lien, même indirect, entre spectateurs et intervenants. Le témoin entre dans les méandres du théâtre aujourd’hui déserté, dans des lieux habituellement interdits et bourdonnant d’activité. Il est guidé par les voix préenregistrées d’experts : techniciens, artistes, universitaires, qu’il ne voit jamais. Il découvre, dans une atmosphère fantomatique, l’aspect concret de la pratique théâtrale, les poulies, la « servante », les costumes. Dans la régie, un technicien ayant travaillé dans ce lieu depuis trente ans explique ainsi les mécanismes qui permettent de montrer une chute de neige pour « faire croire à un vrai hiver ». François Ansermet, psychanalyste et professeur de pédopsychiatrie, parle, en tant que spectateur de théâtre, des dépôts de machineries, des objets qui sont gardés dans les dessous de la salle, comme de « traces », qui s’inscrivent dans « la lumière de la mémoire ». Il établit également une analogie entre les « dessous de la scène », inaccessibles, et notre inconscient, auquel nous n’avons pas accès. En entendant les voix des intervenants, qui livrent chacun leur angle d’approche, l’invité est amené à interroger son propre lien avec le théâtre. Ayant un accès privilégié aux espaces cachés, nous pouvons ressentir un sentiment de curiosité satisfaite, particulièrement lorsque la déambulation prend un tour presque merveilleux : en entrant dans la « possible impossible » armoire du bureau de la costumière, on pousse une porte cachée, qui donne sur le grand local des accessoires, « le royaume des objets inanimés ». Ce changement d’échelle pourrait résumer le projet artistique : dans l’angle mort du spectateur habituel s’étend un monde théâtral bien plus vaste que le plateau, de même que l’armoire contient le monde plus étendu des accessoires.
L’expérience du spectateur-témoin l’amène parfois à se mettre directement dans la situation des intervenants du théâtre. Dans la cuisine, alors que son visage se reflète dans un miroir, la voix s’interroge : « Combien de techniciens et de comédiens se sont regardés dans ce miroir ? ». Lorsqu’il se tient sur le plateau, la voix lui intime de regarder vers la salle, qu’il ne voit pas à cause du projecteur braqué sur lui. Il se met alors dans la peau d’un comédien le temps d’un regard vers la salle, avant que la lumière du projecteur ne s’estompe et que les sièges n’apparaissent dans son champ de vision. Même en visionnant la captation, nous sommes curieux de fixer la lumière aveuglante du projecteur sur scène. Puis la lumière s’éteint, et on entend la comédienne Yvette Théraulaz confier à propos des applaudissements : « C’est peut-être ce qui me manque le plus ». L’expérience du spectateur face à la lumière aveuglante nous amène à comprendre très concrètement que les comédiens et les spectateurs ne peuvent se voir mutuellement que lors des applaudissements, dans un moment par excellence impossible durant les fermetures liées à la pandémie. Alors que le Théâtre de Vidy s’absente de ce bâtiment, c’est la nécessité de préserver la mémoire du lieu et des expériences qui y furent associées qui donne un fil rouge au parcours de l’invité, amené à porter en lui ce qu’il observe, entend, et vit entre ces murs. Stefan Kaegi rend chacun dépositaire de cette mémoire du lieu et de ses fantômes, et, ce faisant, l’intègre à son tour dans la communauté du Théâtre de Vidy.
Janvier 2021
Par Darya Feral
Janvier 2021
Par Maëlle Aeby
Théâtre en chantier
Ce sont des grincements, des ombres, des voix. Ce sont des couloirs vides. C’est un théâtre vide. Vidé.
Et puis, il y a un spectateur et son casque. Le duo est invité à se balader dans tous les recoins du théâtre de Vidy habituellement inaccessibles au public. L’expérience est solitaire, du moins d’un point de vue externe.
Ok pour la balade ? Action.
Car le visiteur n’est pas si seul qu’il n’y paraît. Par la narration de la comédienne Lola Giouse, il est invité à découvrir les souvenirs d’un lieu ordinairement en effervescence. Alors qu’un néophyte du théâtre interactif pourrait douter de prime abord qu’un espace déserté puisse offrir une expérience digne d’intérêt, les intervenants successifs le harponnent en décrivant le fonctionnement du théâtre dans un temps pré-pandémique. Ils partagent des anecdotes de vie, des réflexions concernant le théâtre et ses effets, des avis, des routines, des tips, des souvenirs… Défilent les rapports d’évènements que l’on n’aurait pu que spéculer lors d’une ronde solo ; l’accompagnement par enregistrement binaural permet une immersion réaliste. Grâce à ces récits, le spectateur se rappelle que le théâtre est un lieu de vie dynamique, accueillant puis congédiant des milliers d’existences à l’année.
Parce qu’un théâtre fréquenté en 2020, ça se faisait rare. En effet, Boîte Noire fut un produit du confinement imposé suite à la crise sanitaire du Coronavirus qui a condamné énormément de productions artistiques. C’était à l’origine le spectacle Société en Chantier qui devait être proposé à Lausanne par Stefan Kaegi. Le format déambulatoire a donc été adapté aux normes sanitaires et conjugué avec le thème de l’imminente rénovation du théâtre de Vidy. Le bâtiment ainsi évacué en conséquence de cette dernière faisant écho aux autres théâtres suisses, forcés de bannir leurs habitués malgré eux.
Cette conjoncture a néanmoins permis au metteur en scène de concocter une expérience sur-mesure, mettant en avant une réflexion sur la mémoire, les traces d’une existence et la vie d’un spectacle.
La mémoire, c’est ce que la voix narratrice nous demande d’activer au début de l’expérience. Telle une caméra sensorielle programmée pour un plan-séquence d’une heure et vingt minutes, les yeux, le nez, les mains, l’ouïe, et même finalement le goût du spectateur se voient investis d’une mission d’archivage complet. Il faut enregistrer ce qui ne sera bientôt plus, mettre en lumière les métiers de l’ombre et découvrir les lieux interdits. Sinon, qui pourra raconter la boîte compartimentée inutilisable suspendue au-dessus d’un escalier ? Ou le fait que les tares des machinistes ont été nommées par des jeux de mot ? La présence du tourniquet métallique pratique dans l’atelier mécanique, ou encore l’existence d’un passage secret entre la salle des costumes et celle des accessoires ? Stefan Kaegi permet au spectateur d’investir l’endroit et de l’absorber.
Cette expérience de mémoire est supportée par l’accès à la dimension matérielle ; le déambulateur est invité à toucher, graver, enclencher. Il a le droit d’ouvrir les tiroirs, de laisser sa propre marque puisque de toute façon, le lieu sera détruit. Autant en autoriser l’usure. Ce n’est plus un théâtre, c’est un bâtiment. Les frontières sont abaissées, le spectateur découvre des lieux de travail, des lieux d’administration, des lieux de vie. Il arpente aussi la scène. Dans le court temps qu’on lui accorde par pièce visitée, il est encouragé à fouiller. Ses sens sont convoqués afin qu’il s’imprègne de l’atmosphère générale de manière consciente et investie.
Enfin, toute cette liberté est très alléchante, mais moi qui écris en avril 2021, cette dimension, je l’ai manquée. En effet, si le théâtre a accueilli des errants l’été passé lors de sa brève réouverture, ma déambulation printanière a, elle, été virtuelle puisque le spectacle n’est évidemment disponible que sur le site du théâtre de Vidy. Et pourtant de l’immersion, on se donne quand même de la peine pour nous en offrir : la captation a été enregistrée en format 360°, ce qui permet au téléspectateur de promener son regard librement, il peut également revenir en arrière, figer le temps, ou recommencer l’expérience à volonté. Enfin, le son binaural ajoute encore une couche de réalisme. Par contre, l’observateur reste prisonnier d’un point de pivotement fixe, juché en haut d’une perche et doit se contenter de l’allure du technicien qui la porte. Le téléspectateur est donc privé de mobilité personnelle et de la majorité de ses sens, ce qui limite en partie l’expérience. Cela aura néanmoins le mérite de souligner tout ce que la pandémie nous ampute.
Il n’en demeure pas moins que la visite reste digne d’intérêt ; au fur et à mesure que le spectateur avance, l’expérience évolue. Le théâtre semble de plus en plus hanté. On est seul, mais il y a du mouvement. Un rideau qui flotte, une lampe qui s’allume. On croit capter des murmures d’applaudissements, des traces d’émotions. Réminiscences. Le visiteur aperçoit ensuite d’autres personnes, des fantômes qui hantent les lieux. Ils sont juste là, contemplatifs. C’est plus tard qu’on se rendra compte qu’ils ne sont que d’autres visiteurs, comme nous. Grâce à un timing irréprochable, on se retrouve à être les spectres des autres.
Et c’est, pour moi en tous cas, par cet effet que la thématique de l’impact des actions et des paroles (des spectacles !) est devenue flagrante. C’est la révélation d’un cycle. Il y a une création d’évènement, un témoin et le résidu de cette observation, persistant comme marque physique et/ou comme empreinte mémorielle. Le stratagème cyclique de Kaegi provoque le rapprochement temporel des étapes de la séquence, par un raccourci artificiel. L’expérience, supportée par la narration, permet ainsi pendant la durée du parcours, la superposition du poids des ans passés avec l’immédiateté du présent. Et dès lors que tous deux font face à un futur que l’on sait impossible — pour cause de rénovation —, alors chaque marque, chaque objet, chaque bout de Gaffer devient crucial puisqu’après, le cycle sera brisé. Le théâtre n’existera plus que morcelé, comme un puzzle étalé sur plusieurs mémoires individuelles.
C’est une visite, un enregistrement, un souvenir.
Cette expérience est notamment indispensable aux curieux, aux archéologues, aux rêveurs, aux fouineurs, aux nostalgiques et aux fantômes. Le visiteur aura hanté les lieux, le théâtre hantera désormais le public ; tout comme les spectacles qu’il lui a offerts. Et puis si les souvenirs font défaut, il restera toujours la captation de Boîte Noire sur le site du théâtre de Vidy.
Janvier 2021
Par Maëlle Aeby