Trop fou pour être malade

Par Katharine Simblet

Une critique sur le spectacle :
Le Malade imaginaire / de Molière / Mise en scène par Cyril Kaiser (compagnie Le Saule Rieur) / Théâtre des marionnettes de Genève / Spectacle programmé en novembre 2020 annulé après une représentation en raison des conditions sanitaires / Captation vidéo réalisée au Théâtre du Crève-Coeur en 2019 mise à disposition des participants de l’Atelier critique / Plus d’infos

© Loris von Siebenthal

Il va sans dire que la captation d’une représentation ne profite ni de la magie du théâtre, ni des effets spéciaux du cinéma. Il faut une dose d’imagination pour se projeter au théâtre, et heureusement, l’univers excentrique de Cyril Kaiser permet d’y parvenir en peu de temps. Grace à la folie et au rythme soutenu qui caractérisent la commedia dell’arte, très présente ici, même Argan n’a pas le temps de penser à son hypocondrie et se soigne par la comédie au fur et à mesure du spectacle.

Les maladies d’Argan sont certes imaginaires, mais l’état de sa santé mentale reste inquiétant. Son comportement obsessionnel et excessif le rend égoïste et peu aimable, il s’enferme chez lui et perd toute son autorité. Même la servante Toinette se moque de lui. Son hypocondrie a un impact négatif sur tous les aspects de sa vie, au point qu’il décide de marier sa fille Angélique à un médecin qu’elle n’aime pas afin de profiter gratuitement et constamment des consultations médicales.

La création de Cyril Kaiser commence avec Argan cloué au lit ; la lumière bleue accentue son aspect maladif. Joël Waefler, dans la peau du protagoniste, manipule aussi une petite marionnette incarnant Monsieur Fleurant, son apothicaire. Le metteur en scène travaille depuis trois ans avec des marionnettes et il leur donne autant d’importance sur scène que les comédiens. Elles représentent ici les personnages fourbes, notamment les médecins et la femme d’Argan.

L’univers de la commedia dell’arte donne un dynamisme spectaculaire à cette création. Certains archétypes sont explicitement représentés, par exemple celui des amoureux, dont la gestuelle est prêtée à Angélique et Cléante, qui se balancent d’une jambe sur l’autre de manière marquée, ou encore la Colombina dont Toinette reprend ici l’attitude, particulièrement audacieuse et franche. Les quatre comédiens communiquent leur bonheur débordant ; leur joie enfantine est charmante et contagieuse. Et ils ont autant de plaisir à jouer la tristesse que la folie : les démonstrations sont certes exagérées mais, la plupart du temps, elles restent touchantes. Comme les comédiens de la commedia, les artistes du Saule Rieur sont polyvalents : ce sont des marionnettistes, des chanteurs, des acteurs, des bouffons et des clowns.

Les sept marionnettes sombres et cauchemardesques réalisées par Christophe Kiss incarnent les méchants de la pièce, les médecins Purgon, façon Borsalino, les Diaforius, en noir, et Béline, la femme fatale d’Argan qui veut juste profiter de son argent. Les marionnettes en miniature d’Angélique et Louison fonctionnent bien dans les cadres, mais sur scène ce sont les marionnettes de taille humaine qui prennent vie plus facilement. Ces grandes marionnettes ont une place égale à celle des comédiens. La fusion entre marionnettes et comédiens qui se manifeste dans le jeu, les costumes et le maquillage clownesque représente une très jolie métaphore : à la fin du spectacle, Argan se libère des marionnettes vicieuses et il se sent mieux, comme si la folie du théâtre lui avait donné une seconde vie.

Le motif du double jeu se trouve partout dans la pièce de Molière : Béline profite d’Argan, elle ne l’aime pas vraiment, Toinette se travestit pour exposer l’absurdité de la conduite des médecins. Cyril Kaiser ajoute encore une subtilité au double jeu, lorsqu’il fait sortir les côtés cachés des personnages par le jeu et le déguisement : la possibilité d’une attirance érotique entre Argan et Toinette surgit ainsi au moment où celle-ci est revêtue de l’habit de médecin. Les comédiens jouant des personnages multiples, il est important qu’ils différencient leurs rôles, autant vocalement que physiquement. Si le changement entre Béralde et Cléante est plutôt difficile à saisir car la différence entre les deux jeux est peu marquée, en revanche les autres rôles sont très différenciés, et Vanessa Battistini, qui incarne Angélique, propose notamment un changement très comique lorsqu’elle joue Louison.

Les personnages ont tous quelque chose de clownesque, qu’on décèle dans les regards ou dans un rire insolite qui exprime de la vulnérabilité. Ce lien avec les clowns apporte une grande humilité aux personnages. Même si Argan a beaucoup de traits communs avec un Pantalone avare, cette production met plutôt en évidence sa naïveté et sa fragilité au travers d’un jeu enfantin. Il regarde sa femme Béline – une marionnette – comme un enfant blessé regarderait sa mère. Le choix d’interpréter Argan avec autant de fragilité nous empêche de l’identifier à un personnage de méchant vieillard et suscite l’empathie. Hors du lit et entouré par les siens, Argan dit au revoir au public en souriant. Difficile de s’ennuyer ou de rester grognon en assistant à un tel spectacle… et le plaisir nous est transmis même depuis l’écran !