Par Cloé Bensaï
Une critique sur le spectacle :
Société en Chantier / Création de Stefan Keagi (Rimini Protokoll) / Théâtre de Vidy (hors les murs : Palais de Beaulieu) / du 23 au 28 octobre 2020 / Plus d’infos
« Messieurs-dames, bienvenue sur notre chantier : nous vous rappelons que c’est un endroit dangereux et vous prions, de ce fait, de respecter les marquages au sols, consignes de sécurité et de garder vos casques lorsqu’ils sont requis. » Le spectacle de Stefan Kaegi, du collectif Rimini Protokoll, est, une fois encore, une expérience vivante dont nous sommes à la fois les destinataires et les moteurs. A travers un parcours initiatique, le public est sensibilisé aux différents enjeux du monde de la construction et prend conscience de l’interdépendance et de la disparité des points de vue des acteurs qui y travaillent.
En entrant dans le Palais Beaulieu, c’est au milieu d’un véritable chantier que se retrouve le visiteur. Container, grue, palettes, sacs de ciment et casques jaunes agrémentent la spacieuse Halle numéro 10. En circulant à travers les différents pôles du spectacle, les spectateurs découvrent les acteurs de l’aménagement du territoire : investisseurs, entrepreneurs, transparency (membres du bureau anti-corruption), avocats, ouvriers, responsables des ressources humaines, développeurs urbains et travailleurs immigrés présentent tour à tour leur quotidien et proposent une participation y répondant. Le public, divisé en huit groupes, est guidé à travers les différents ateliers, où il passe à chaque fois quelques minutes.
Puisant l’inspiration de ses spectacles dans des problématiques actuelles, Kaegi s’intéresse ici au travail, dans tous ses aspects et mélange, comme à son habitude, le monde de la fiction et le monde réel. Les acteurs de l’aménagement du territoire sont ici tantôt incarnés par des comédiens professionnels, tantôt par de véritables « experts du quotidien », à l’image de Alvaro Rojas-Nieto, artisan colombien qualifié dans le domaine de la construction, de Laurent Keller, jouant pour le pôle des Ressources humaines son propre rôle de professeur en biologie à l’Université de Lausanne, ou encore de Matias Echanove, urbaniste chez Urbz de Genève à Mumbai.
Nous voyageons ainsi de l’aéroport de Berlin jusqu’à la capitale indienne, du musée des Confluences lyonnais au barrage d’Ituango en Colombie, le tout en passant, de temps en temps, par la place de la Riponne à Lausanne. Chacun des projets nous ouvre les yeux sur des aberrations d’ordre technique (des ventilations non testées avant leur mise en usage), économiques (le secteur public forcé de financer des structures métalliques qui n’ont pas été commandées), citoyennes (des habitants expulsés au profit d’un nouvel aménagement territorial), sociales (des ouvriers ne quittant pas même le chantier pour se reposer, faisant la sieste sur des serviettes, dans la poussière) et financières (contraints de travailler au noir, les ouvriers se voient refuser leur paie en fin de mois). La multiplicité des points de vue rend d’autant plus saisissant le regard parfois simpliste, voire manichéen, que les différents acteurs portent les uns sur les autres, tendant à se diaboliser mutuellement. Devant ces différentes facettes du travail et ces multiples personnages, on pense au constat que formulait Zola à la fin du XIXe siècle, et qui transpire de l’œuvre de Kaegi : « Il ne faut point conclure que le peuple tout entier est mauvais, car mes personnages ne sont pas mauvais, ils ne sont qu’ignorants et gâtés par le milieu de rude besogne […] où ils vivent » (Préface de L’Assommoir).
Le principe de l’itinérance et de la participation active demandée aux visiteurs permet, immédiatement, de se sentir impliqué. Il existe dans la construction des rotations entre les ateliers, des mouvements et des présentations orales des animateurs une sorte de synchronisation magique. Au moment où, dans l’atelier des travailleurs immigrés, se forme le tableau des hommes se couchant sur le chantier en se rappelant leur pays natal, ce même tableau est intégré dans l’atelier des développeurs urbains et représente les ouvriers de Mumbai, dormant à même la rue. Quand l’animateur du pôle transparency se retrouve à jeter une salve de billets pour illustrer son propos, ces billets atterrissent directement dans la main des visiteurs du pôle « investisseurs », qui cherchent justement à injecter des ressources dans leurs projets. Cette synchronisation physique renforce la cohérence des discours qui se construisent entre les différents pôles : ces investisseurs, dans un container, sont, selon les ateliers, décrits comme de sanglants politiciens ou d’importants PDG. Le tout est exposé avec un regard ironique et humoristique, mettant les participants en situation de « combattre » les adversaires économiques à coup de pied, de ventiler un conduit avec des pancartes, ou d’être comparés, à leur insu, à une colonie de fourmis désorientées.
A ce moment-là, c’est précisément parce que le spectateur n’est plus spectateur que l’œuvre fonctionne. En effet, le public est mis à contribution pour proposer une stratégie d’investissement ou emmagasiner jargon d’ingénierie et de macroéconomie. Un spectateur curieux, même temporairement distrait au départ, se laissera rapidement prendre au jeu dynamique du spectacle. En dansant, en déplaçant des poutres de bois et en exerçant son oreille à l’espagnol parlé sur les chantiers, il remettra en question l’intégralité du système économique, politique et social actuel et de son fonctionnement. Il aura même l’occasion de proposer lui-même des idées, notamment au pôle d’urbanisme, où on lui demandera comment améliorer la qualité de vie lausannoise. Par une démarche qui refuse la passivité des spectateurs, Kaegi semble en effet vouloir rendre attentive une population à des conflits qui se nouent juste là, sous ses yeux. « Combien d’entre vous habitent dans une ville ? » demande Echanove face à un groupe dont les trois quarts agitent la main. « Bien. Maintenant : combien d’entre vous ont déjà participé à un conseil d’urbanisme citoyen ? » Chacun regarde son voisin avec curiosité…
Entrant dans le sujet du spectacle par une perspective essentiellement technique et focalisée sur un point précis de l’aménagement du territoire, on trouve rapidement de l’intérêt à élargir ce point de vue aux enjeux pratiques des autres domaines liés. Cette approche technique devient ainsi sociale, puis, de plus en plus, humaine, voire éthique. C’est finalement l’agencement de l’espace qui, tout au long du spectacle, permet de questionner la réalité : différentes problématiques, différents lieux, différents points de vue sont associés. Se superposent également actualité et jeu théâtral. La scène dite « finale » où tous les groupes casqués se retrouvent ensemble, unis spatialement face aux différents animateurs, exprime le besoin de communication. Les machines s’arrêtent et le travail aussi. Les oreilles s’activent, les corps également, pour s’aligner à ceux des autres dans une danse allègre. La synchronisation nous a été transmise en quelques heures. Et ce n’est finalement pas si difficile…