Par Cloé Bensaï
Une critique sur le spectacle :
Le Conte des contes / D’après le texte de Giambattiste Basile / Conception et mise en scène par Omar Porras / TKM – Théâtre Kléber-Méleau / du 27 octobre au 22 novembre 2020 / Plus d’infos
C’est timides que les spectateurs masqués du TKM ont abattu leurs fauteuils rouges, ce mardi soir, pour assister à la nouvelle création d’Omar Porras. Pieds nus sur scène lors de l’ouverture du spectacle, ce dernier proposait, dans une pièce adaptée de l’œuvre médiévale de Giambattista Basile, fameux précurseur de Perrault et Grimm, une thérapie par le conte. Ce soir, c’est par une multiplicité de tonalités et de couleurs ainsi que par une générosité dans les nuances de jeu que s’est démarquée cette création, offrant à son public transi un remède à la mélancolie.
L’intrigue de départ est issue du Pentamerone, recueil napolitain du début du XVIIe siècle rédigé par Giambattista Basile : une famille, inquiète pour son enfant sempiternellement accablé, cherche un moyen de ramener la gaieté sur son visage. Arrive ici pour ce faire un docteur original, inventé par Porras, qui enjoint père, mère, bonne et sœur à raconter des histoires au souffrant. Les personnages ont des allures empreintes de fantaisie – couettes pour la jeune fille, cheveux rouges ou crinière dorée pour les parents – auxquelles répond un jeu accentué, avec mouvements chorégraphiés et répliques simultanées. Instruments d’une métafiction, ils assument différentes positions : du rôle de narrateur à celui de personnages des contes, les protagonistes incarnent tantôt un roi, tantôt une princesse, un serpent, une marâtre. Les histoires sont connues de tous, bien qu’elles apparaissent chez Basile dans une version parfois légèrement différente de celle qui est racontée aux enfants d’aujourd’hui. Porras, entremêlant les intrigues et motifs de différents contes au sein d’une même histoire, joue ainsi avec les attentes et souvenirs des spectateurs. Assez familiers avec les récits pour comprendre l’ironie, la transgression et les phénomènes d’intertextualité, les spectateurs se laissent agréablement surprendre par les tournures parfois inattendues des péripéties.
Les motifs visuels liés à l’univers des contes sont présents dès l’entrée dans la salle : la scène, épurée, laisse d’abord voir un simple lustre devant une porte, au loin. On se voit déjà dans une demeure enchantée en forêt. Au fur et à mesure, le décor s’accroît et devient toujours plus extravagant : chandeliers, pianos, voilages, puis confettis, étincelles, serpentins, viennent tour à tour agrémenter les différents tableaux. La présence quasi constante du livre de Basile sur scène, guide littéraire, rappelle le fil rouge du spectacle. En chair et en os, c’est le personnage du docteur, appelé Basile à l’image de l’auteur médiéval, qui se fait le médiateur des interactions.
Si l’univers visuel est de plus en plus coloré au fur et à mesure de la guérison du jeune Prince, c’est d’abord dans la cruauté des contes de Basile que se développe l’intrigue. Cervelles roses en guise de dîner, lambeaux de viandes pendus dans des abattoirs glauques, dépeçages de lapins et autres réjouissances du même type apparaissent sur scène. Bruts, sanglants, morbides, ce sont les contes qui le sont, à l’image du vif décor du spectacle. Liant crudité de la chair et crudité du propos, ils thématisent l’inceste et le viol, la séquestration, la mutilation, ainsi que l’accouchement et le mariage dans leurs aspects les plus révulsants. Terreur et pitié : le spectateur est rapidement saisi. Ce n’est pourtant pas une tragédie qui se joue ce soir au TKM. L’humour vient en effet souvent contrebalancer l’horreur des faits, tant par un comique de geste exceptionnellement développé que par les ruptures du quatrième mur, créant un délicieux décalage entre univers du conte et références culturelles contemporaines.
Ce sont bien les passages entre le monde du docteur et celui des contes qu’il évoque, ainsi que les frontières parfois poreuses qui les séparent, qui soutiennent l’attention du spectateur. Fumigènes, paillettes, et costumes colorés permettent de plonger dans l’univers des contes avec délice, puis de se retrouver à nouveau dans la maison des Carnesio sans savoir exactement à quel moment on y est revenu. Les apostrophes au public, et la participation ponctuelle qui lui est demandée – pour réciter, par exemple, l’alphabet – renvoient les spectateurs à l’enfance et leur permettent, dans une œuvre accessible et entraînante, de s’amuser véritablement, même assis dans un fauteuil. Tant la tension entre dégoût et émerveillement que l’aspect enfantin de certaines scènes ou encore l’humour tendre ou piquant contribuent à une esthétique très proche de celle de Tim Burton : on retrouve dans le personnage de la soubrette quelque chose de Winona Ryder, et dans celui de Basile, un soupçon de Johnny Depp. C’est un monde un peu terrifiant, mais surtout merveilleux, dans lequel on aimerait prolonger son séjour.
Les personnages hauts en couleur et le jeu original des comédiens viennent encore renforcer l’aspect divertissant de l’œuvre. Philippe Gouin, compositeur, avec Christophe Fossemalle, de la musique de la pièce, offre dans le rôle du docteur une exceptionnelle prestation, tant par sa gestuelle que par l’ironie grinçante de son personnage, sa gêne attendrissante et ses talents de danseur et chanteur latino. Simon Bonvin, dans le rôle du fils mélancolique est au violoncelle ; Audrey Saad, qui joue du piano et chante, rend délicieusement caricatural le personnage de Secondine, binoclarde aux accents chuintants ; Mirabelle Gremaud et Jeanne Pasquier, parfois belles-sœurs au rire diabolique, d’autres fois sensuelles danseuses de charleston ou de cabaret, brillent de leurs différents talents. Même le métal vient rejoindre ce large panel de genres musicaux en surgissant à travers la prestation d’un curieux guitariste électrique… Dans ce spectacle plurigénérique et pluriculturel, on joue en français, on parle en anglais, on danse en italien, et on chante en espagnol. Même quand les paroles, pour faire rire la galerie, n’ont ni queue ni tête ! Il y a des gags qui marchent dans toutes les langues et dans toutes les cultures.
En marge de cette légèreté, la violence des histoires nous ramène cependant à des questions délicates, invoquant une tradition littéraire et sociale moins bien-pensante qu’aujourd’hui. L’adaptation d’une œuvre d’il y a quatre siècles pose la question de ce qui est représentable – et parfois cautionné – dans l’art d’aujourd’hui, que ce soit sur les planches ou à l’écrit. Le choix, dans un premier temps, d’un garçon pour jouer le rôle de l’enfant malade est parlant : pourquoi, en effet, devrait-il toujours s’agir de jeunes filles éplorées à sauver ? Lorsqu’on lit ensuite l’histoire de « la Belle Endormie », sur laquelle le roi cueille, alors qu’elle dort, les délices de l’amour, la mère de famille referme violemment son exemplaire pour corriger l’outrageuse poésie du style : « il la viole ». Elle poursuit ensuite l’histoire à sa guise, laissant le grimoire scellé, n’en déplaise à Giambattista. Porras, qui choisit de garder sur scène nombre d’éléments écœurants, barre néanmoins la route à la violence de genre et montre ainsi l’évolution de la bienséance au théâtre. Il laisse en effet le champ libre à l’horreur visuelle lorsqu’il s’agit de montrer le sanglant, mais refuse par principe de montrer l’atteinte à l’intégrité féminine, qui n’est que suggérée.
Timides, disais-je, étaient les spectateurs du TKM, distanciés, à l’entrée dans la salle. Alors que Porras nous accueillait avec toute la générosité caractéristique de son spectacle, clamant « que c’est bon d’être aujourd’hui ! », il a très vite donné à comprendre que l’enjeu de la soirée n’était pas d’échapper à un virus trop actuel, mais bien de se guérir de ce que ce même virus a fait à notre gaieté, à notre confiance et à notre passion pour le théâtre. Face à des comédiens qui ne se lamentent pas, mais au contraire, intègrent la problématique sanitaire à leur jeu scénique (port ponctuel du masque, désinfection comique des mains etc.), le public a été contraint de s’enthousiasmer de la même façon. Il a appris ce soir que même en temps de pandémie, conter, c’est donner.