Des marionnettes pour la maladie

Par Stella Wohlers

Une critique sur le spectacle :
Le Malade imaginaire / de Molière / Mise en scène par Cyril Kaiser (compagnie Le Saule Rieur) / Théâtre des marionnettes de Genève / Spectacle programmé en novembre 2020 annulé après une représentation en raison des conditions sanitaires / Captation vidéo réalisée au Théâtre du Crève-Coeur en 2019 mise à disposition des participants de l’Atelier critique / Plus d’infos

© Loris von Siebenthal

Pour son troisième spectacle mêlant comédiens et marionnettes, la compagnie du Saule Rieur s’attaque au Malade imaginaire de Molière. Les figures humaines, les marottes et les poupées se répondent, se menacent et se mentent. Le jeu des marionnettes permet de réinvestir la pièce en grossissant les caractères des personnages, tant l’hypocrisie de certains personnages que la maladie imaginaire d’Argan.

Pourquoi des marionnettes ? Telle est la première question susceptible de jaillir dans les esprits au début de cette représentation. Cyril Kaiser nous prouve, avec son spectacle, que les pantins ne plaisent pas qu’aux enfants. Les comédiens leur donnent admirablement vie au point qu’elles deviennent, le spectateur en a l’impression, des êtres tout aussi vivants que les personnages incarnés. Elles sont toutes uniques et individualisées, tantôt de petites marottes et tantôt de grandes poupées. Avec des visages effrayants dissimulés sous des vêtements noirs, leur allure étrange leur confère une dimension presque menaçante. C’est que les personnages dont il faut se méfier sont des marionnettes : le médecin Purgon et l’apothicaire Fleurant, qui profitent de la crédulité du malade pour lui prescrire toutes sortes de traitements coûteux, et Béline, la seconde femme qui n’a épousé Argan que pour son argent. Ajoutons le docteur Diafoirus, qui espère marier son fils à Angélique, la fille du malade, pour recevoir une dot généreuse. En somme, tous les personnages représentés par des marionnettes semblent vouloir soutirer de l’argent au malade.

Ce choix de mise en scène génère un paradoxe pour le moins intrigant : les personnages manipulateurs deviennent alors, physiquement, manipulés. Plus encore, de même qu’ils sont, par leur hypocrisie, dépendants des autres dans l’histoire, ils deviennent des pantins littéralement dépendants des comédiens pour prendre vie. Le rôle des marionnettes dépasse alors la simple représentation de personnages : il met aussi en évidence le caractère sournois des individus concernés.

Au centre de la scène, le lit d’Argan symbolise bien l’union harmonieuse du malade imaginaire aux poupées et marottes. Il est surmonté d’un rideau qui en fait un théâtre de marionnettes miniature. Cette mise en abyme, un théâtre dans le théâtre, permet de réunir les thématiques de la maladie et du spectacle pour mettre en évidence le caractère imaginaire du mal d’Argan. Autour de ce lit, les rideaux de scène laissent apparaître des fenêtres semblables à des tableaux qui encadrent les comédiens et les pantins lorsqu’ils passent derrière. Les personnages deviennent alors des figures de peinture animées. Finalement, le fond du décor s’ouvre, lors du dénouement, et offre aux spectateurs une vue panoramique depuis le théâtre du Crève-Cœur. C’est bien ce que permet l’emploi des marottes et des poupées : une ouverture, une nouvelle proposition de lecture de la pièce, reflétée entre autres par l’utilisation du décor.

Lors des applaudissements, le public peut être surpris de ne voir apparaître que quatre comédiens. Il est vrai qu’ils animent à eux seuls sept marionnettes et interprètent la totalité des douze personnages de la pièce. L’interaction entre les personnages représentés par les comédiens et ceux que prennent en charge les marionnettes est au cœur de la réussite de ce spectacle. L’une des premières scènes montre Argan, joué par un être de chair et d’os, conversant avec son apothicaire, représenté par une marotte animée par le même comédien. Celui-ci interprète donc, seul, un dialogue entier et, bien que la qualité de son jeu permette de percevoir deux personnages différents, le spectateur ne peut s’empêcher d’y voir un homme qui se parle à lui-même, ajoutant la schizophrénie à ses nombreuses maladies imaginaires. L’usage des marionnettes parvient donc – qui l’eût cru ? – à représenter Argan plus malade qu’il ne l’était. L’enjeu du Malade Imaginaire est ici d’éliminer les personnages hypocrites en se défaisant des marionnettes : c’est par cette purification qu’Argan parvient, finalement, à guérir.