Par Valentine Bovey
Une critique sur le spectacle :
Le Malade imaginaire / de Molière / Mise en scène par Cyril Kaiser (compagnie Le Saule Rieur) / Théâtre des marionnettes de Genève / Spectacle programmé en novembre 2020 annulé après une représentation en raison des conditions sanitaires / Captation vidéo réalisée au Théâtre du Crève-Coeur en 2019 mise à disposition des participants de l’Atelier critique / Plus d’infos
Au théâtre du Crève-cœur puis au Théâtre des marionnettes de Genève, Cyril Kaiser propose une mise en scène du Malade Imaginaire de Molière qui nous emmène dans un univers excentrique, tout imprégné de la commedia dell’arte. Plus de la moitié du personnel scénique se compose de… marionnettes, pour une exploration novatrice du rapport étrange d’Argan à son hypocondrie. Un thème curieusement d’actualité.
Dès la première scène, les éclairages évoquent un hôpital, ou peut-être même un asile : sous une lumière blême qui fait ressortir son aspect hagard et maladif, Argan est allongé dans un lit, en chemise de nuit. Il compte son argent et ses médicaments, dans une litanie bien connue. Cependant, Argan n’est pas seul : le comédien Joël Waefler, qui l’incarne, anime une marionnette avec laquelle il interagit. Il s’agit de Monsieur Fleurant, son apothicaire. Nous voici littéralement plongé·e·s dans le théâtre de la maladie : tout le dispositif scénique fait apparaître Argan comme un homme s’inventant mille et un problèmes de santé, persuadé d’être constamment proche de la mort, et habité par les voix de son pharmacien et de son médecin.
La présence de marionnettes peut tout d’abord dérouter les spectateur·rice·s : l’originalité de la mise en scène ne tient pas à une actualisation spatio-temporelle radicale (à l’image de L’Avare de Lagarde, en 2017, qui se passait dans un entrepôt d’import-export) mais bien dans la présence de personnages entièrement représentés par des marionnettes parfois de taille humaine, animées par les comédien·ne·s elleux-mêmes. Un léger malaise, proche du sentiment d’étrangeté dont parle Freud, saisit d’abord face à ces pantins aux couleurs vives et de facture naïve qui parlent avec des voix contrefaites. Cependant, la richesse de ce procédé – d’ailleurs inscrit dans un contexte plus large puisque la compagnie du Saule Rieur est spécialisée dans les mises en scène hybride, avec marionnettes et acteur·rice·s – apparaît immédiatement : le puéril Argan joue avec des marottes, qu’elles soient marionnettes ou idées fixes. Le procédé de déréalisation créé par les rôles « joués » par des pantins animés pose avec insistance aux spectateur·ice·s la question de l’existence de Monsieur Fleurant, du Docteur Purgon, ou même de Béline, la seconde femme vénale et maternante, qui deviennent autant de fantasmes du malade. Le lit d’Argan, véritable théâtre dans le théâtre, est le lieu du spectacle et de la guérison.
Car si Molière révèle dans Le Malade imaginaire les vertus thérapeutiques du spectacle, la compagnie du Saule Rieur accentue encore ce motif. En plus de l’effet de dédoublement fictionnel très didactique produit par les marionnettes, le personnage de Toinette, en raison du nombre réduit de comédien·ne·s de chair et d’os sur le plateau, prend ici un rôle particulièrement central, qui est le point fort de cette proposition. Bien plus que d’une simple servante d’Argan, pendant féminin d’un Scapin rusé, impertinente mais toujours bienveillante, Nicole Bachmann donne, dans un jeu rythmé et engagé, une interprétation de Toinette proche de celle d’une sorcière, femme médecin ambiguë qui saura finalement sortir Argan de ses marottes, véritable Voodoo Child au son de la chanson de Jimi Hendrix. Pour que le processus de guérison aboutisse, il faut faire disparaître les marionnettes : chacun de ces personnages fantasmatiques est à tour de rôle, pour ainsi dire, exorcisé. Par un effet de miroir, à l’heure où nous sommes tou·te·s condamné·e·s à être des malades imaginaires en puissance, puisque chacun·e s’ausculte, se scrute et s’écoute en permanence pour guetter les symptômes du Covid-19, la mise en scène de Cyril Kaiser résonne particulièrement. Face à l’angoisse causée par une maladie malheureusement très réelle, la posture de Toinette nous permet de prendre, le temps d’un court instant, un peu de distance pour rire de nos propres comportements, et ainsi mieux nous comprendre.