Par Stella Wohlers
Une critique sur le spectacle :
D’après / Adapté du texte Benoni de Knut Hamsun / Conception, adaptation et mise en scène de Adrien Barazzone / Co-mise en scène Barbara Schlittler / Théâtre du Loup / du 23 octobre au 8 novembre 2020 / Plus d’infos
Adrien Barazzone transpose le roman norvégien Benoni sur la scène du Théâtre du Loup en donnant la parole à quatre personnages. Faisant dialoguer les voix des acteurs présents en scène et des enregistrements radiophoniques, le spectacle propose une rencontre entre le théâtre et la radio dans une performance qui réunit humour et passion.
« Ce n’est pas du théâtre. C’est la radio » : paradoxe, puisque le comédien qui fait cette déclaration s’adresse directement au public. Paradoxe qui invite les spectateurs à se transformer en auditeurs dans un contrat qui leur promet que le son aura une importance qu’il n’a jamais eue au théâtre. Et il est vrai que le son permet au roman Benoni (1908) du norvégien Knut Hamsun de prendre vie. L’histoire originale, qui se déroule en 1870, est ici racontée, en 1940, au micro de Radio Genève, par des acteurs interprétant les personnages du roman. Le public assiste donc à deux – et même trois – niveaux de représentation, avec la fiction théâtrale d’un enregistrement d’émission radiophonique, parfois commentée par les comédiens réels. Accompagné de bruits d’animaux, de moteurs ou encore de mélodies pré-enregistrées, D’après propose un voyage à travers ces deux histoires par l’oralité.
Le fait est que toute la pièce n’est que passage d’un niveau de représentation à l’autre. À plusieurs reprises, on ne sait qui s’exprime, des personnages de Benoni ou des protagonistes de la pièce encadrante, voire des comédiens : le personnage de Renée (Marion Chabloz) reçoit ainsi un appel alors qu’elle est en pleine lecture de Benoni. Elle s’adresse à sa mère qui l’appelle depuis sa voiture et lui explique qu’elle jouera sa pièce « jusqu’au 8 » (novembre), mêlant ainsi l’univers fictionnel et la réalité des spectateurs et acteurs. Dans le monologue qui ouvre la pièce, est-ce le comédien Alain Borek qui introduit la représentation théâtrale ou bien est-ce son personnage Maurice qui introduit l’émission radiophonique ? Et lorsque les personnages se lamentent des temps difficiles qu’ils vivent, la référence à la guerre présente de troublantes analogies avec ce que le public vit en 2020. Ces sauts de niveaux narratifs ou fictionnels transportent les spectateurs dans trois temporalités. Trois histoires, trois époques et trois modalités sonores et techniques qui leur correspondent : les voix humaines en 1870, la radio en 1940 et le téléphone mobile en 2020.
La radio, nous dit Maurice en 1940, est un média promis à un grand avenir. Sans doute, dans les années 1950 et 1960, les hommes se retrouveront-ils, sans parler, pour écouter un enregistrement radiophonique. Pour les personnages, la radio qui permet une diffusion si lointaine devient une arme. Ils l’utilisent pour combattre la crainte de la guerre et l’incertitude de l’avenir. En effet, elle leur fournit un travail, elle est ce qui leur permet d’avancer et elle est un lieu de refuge dans un contexte de troubles. Certes, certains personnages regrettent déjà le théâtre. Bertin (David Gobet) se lamente d’avoir manqué une audition à cause de l’occupation de Paris et Arlette (Mélanie Foulon) raconte avec émotion et nostalgie son arrivée à son premier cours de théâtre. Mais la radio permet tout de même un terrain de performance et d’expression artistique. Elle offre aux acteurs une chance de faire porter leur voix à une période où le monde du spectacle semble figé. Ainsi, la radio se hisse au niveau du théâtre puisqu’elle offre, de ce point de vue, les mêmes possibilités. Ces histoires s’entrecroisent et tissent les fils narratifs de la pièce. Les différentes temporalités, voix et personnages forment une admirable mosaïque de drames unifiés par les effets d’oralité et prouvent que, finalement, nous sommes bien au théâtre.