Sur le fil de la folie

Par Louise Philippossian

Une critique sur le spectacle :
Dr Nest / Collectif Familie Flöz / Mise en scène par Hajo Schüler / Théâtre Équilibre-Nuithonie / 6 mars 2020 / Plus d’infos

©Valeria Tomasulo

Le collectif Berlinois Familie Flöz est revenu vendredi dernier à Équilibre pour présenter une création tragicomique, Dr. Nest. Spécialiste du théâtre de masques, la compagnie propose ici un voyage dans le monde intérieur de la nature humaine pour questionner la normalité. Personnages aux masques expressifs, décors d’hôpital modulables et sons dissonants déstabilisent le spectateur dans ses certitudes et éveillent les consciences.

Le spectacle commence alors que les lumières de la salle sont encore allumées, mais la folie est déjà palpable. Alors qu’un comédien s’invite dans le public pour poinçonner les billets avec une perforatrice, trois autres sont sur scène et déambulent en sous-vêtements déguenillés. Lorsqu’un cinquième entre sur scène, tous s’arrêtent, pour ne s’intéresser plus qu’à la blouse qu’il porte et qu’ils tentent alors de s’arracher. La blouse blanche, on le devine, représente la frontière entre le normal et l’anormal, entre le médecin et le fou, entre la santé et la maladie. Le spectacle ne fera que questionner cette limite.

L’intrigue est simple : un nouveau médecin, le Docteur Nest, arrive pour prendre ses fonctions dans un asile isolé, où se mêlent patients aliénés, médecins très sérieux et infirmières occupées. Passionné par son métier, il met rapidement son savoir au service de l’établissement. Mais la curiosité et l’empathie dont il fait preuve lors de ses consultations repoussent rapidement la barrière entre médecin et patients pour faire découvrir  à chacun ses souvenirs enfouis, ses démons et sa personnalité divisée. Peu à peu, dans un jeu de retournement, les patients s’amusent avec le docteur et deviennent le reflet de ses propres doutes et instabilités.

Les masques de papier mâché aux traits forcés, au regard vide et à l’expression figée n’empêchent pas les interprètes de transmettre histoire et sentiments sans aucune parole, par un travail des mouvements dans le moindre détail. La fragilité, les doutes et les questionnements du Docteur Nest sont palpables dans ses doigts qui se tordent, dans ses hésitations mais aussi dans ses interactions avec les patients, qui le malmènent et qui l’aiment à la fois. Le public rit aussi, très fort, car dans la confrontation des différences, des situations burlesques et fantaisistes surgissent.

Cette impuissance du protagoniste est soulignée par la mise en scène : tout se floute, tout se met en mouvement autour de lui. Les cinq comédiens interprètent avec beaucoup de talent près d’une vingtaine de personnages, ce qui exige à chaque changement une transformation rapide de masques et de costumes. Le décor contribue aussi à cette impression d’instabilité. Composé de plusieurs éléments muraux mobiles (portes, fenêtres, murs), il change sans cesse pour créer à chaque scène d’autres espaces de plus en plus déconstruits et de plus en plus isolés. La musique qui accompagne les changements de tableau crée une atmosphère mélancolique, sublimée par un travail d’ombres projetées très précis. La mise en scène propose un voyage très visuel et très réussi dans le monde du Docteur Nest, pas plus docteur que malade et surtout à la recherche de lui-même dans ses propres fêlures intérieures. Chaque individu s’y révèle complexe, car profondément humain, l’ensemble formant ce tout qui se nomme la nature humaine, drôle et triste à la fois.