Par Luc Bourquin
Une critique sur le spectacle :
Dom Juan / Texte de Molière / Mise en scène par Les Fondateurs (Julien Basler et Zoé Cadotsch) / Comédie de Genève / du 18 février au 8 mars 2020 / Plus d’infos
Dans ses derniers soubresauts avant son déménagement aux Eaux-Vives, la Comédie de Genève revient à l’essentiel du genre comique en présentant un Dom Juan qui abandonne perruque et pourpoint pour un blouson et une moustache. Joué à quatre, dans une ambiance récréative, cette version mise en scène par Les Fondateurs rend honneur à Molière en actualisant son humour par un jeu décalé qui assume pleinement son exagération, et ce sans rien omettre, ou presque, du texte original.
Nul besoin de présenter l’incontournable Dom Juan et son inséparable Sganarelle. Les aventures du séducteur – passant d’une conquête à l’autre, échappant aux frères vengeurs de Done Elvire, aux remontrances du père et au fantôme du Commandeur – sont depuis longtemps entrées au panthéon du théâtre. La pièce comporte une grande variété de lieux et constitue un véritable défi scénographique. Les Fondateurs, duo formé d’un metteur en scène (Julien Basler) et d’une plasticienne (Zoé Cadotsch), résolvent ce problème en laissant aux comédien·ne·s le soin de créer leurs décors.
Le spectacle commence donc avant le début de l’action puisque les quatre comédien·ne·s, en tenue de ville, apportent sur une scène vide le décor, élément par élément. Une bâche avec du matériel de peinture, un tas de boîtes en carton, quelques branches et deux fauteuils feront l’affaire. La construction du décor est accompagnée de discussions informelles. La comédie débute sans tambour ni trompette lorsque la comédienne interprétant Sganarelle (Aurélie Pitrat) se met à répéter son texte. Elle est dès le début exhortée par ses collègues à pousser son jeu jusqu’à l’exagération, réaffirmant ainsi le comique du texte et de la situation. Tous ponctuent en effet leurs répliques et celles des autres de commentaires, tantôt légers tantôt piquants, sans que leurs remarques ne deviennent envahissantes puisqu’ils sauront s’effacer lors des scènes plus touchantes.
Le public regarde alors des comédien·ne·s qui s’amusent à jouer Dom Juan, dans une ambiance informelle où le maître libertin (François Herpeux) vante les mérites de son mode de vie en revêtant son costume, et où les paysans (Mélanie Foulon et Aline Papin) se déclarent leur amour en finissant d’installer sur scène les arbres de la forêt. Assumant un engagement à la limite du sur-jeu, à l’image des grimaces et contorsions de François Herpeux, les comédien·ne·s recherche manifestement le rire de la salle.
La mise en place des décors se poursuit tout au long de la représentation et le plateau envahi par le matériel de peinture sert à la fois d’atelier de confection et de coulisse lors des nombreuses scènes qui ne mobilisent pas les quatre comédien·ne·s. Aussi ces derniers ne quittent pas la scène durant l’heure quarante-cinq de jeu, passant d’un personnage à l’autre par le simple ajout d’un foulard ou d’une cape. La recréation constante de l’espace de jeu et l’interprétation au second degré suscitent chez les spectateurs une certaine complicité en effaçant la limite entre personnage et interprète. Cet entremêlement de niveaux de jeu est rendu lisible par un respect scrupuleux du texte (à quelques suppressions près), et les propos actuels des comédien·ne·s renforcent paradoxalement l’immersion dans une histoire écrite au XVIIe. La proximité entre la troupe et le public se trouve renforcée par l’absence totale de musique et de variation de lumière. Personne ne s’étonne de voir une comédienne passer du rôle de Done Elvire à celui de son frère par le simple ajout d’une moustache, ou d’en entendre une autre, occupée à peindre un élément du décor, reprendre son collègue sur une faute de liaison. Le comique gestuel, dans la scène entre Don Juan et le paysan Pierrot est répété à plusieurs reprises, ironiquement, avant de se conformer aux didascalies de Molière, ce qui le rend d’autant plus efficace. De même, lorsque les décors ne sont pas prêts à temps, les comédien·ne·s rejouent le début de la scène par trois fois, renforçant leur exaspération de répétition en répétition. On rit des maladresses des comédiens autant que des défauts des personnages, et les deux heures de spectacle s’envolent avec les rires de la salle.
L’absence de marqueur diégétique clair dans la mise en scène de Julien Basler et la scénographie de Zoé Cadotsch pourrait se contenter de souligner l’intemporalité et l’universalité de l’œuvre. Néanmoins, la liberté d’improvisation et de commentaire laissée aux interprètes en relève surtout l’actualité, à l’exemple du comédien qui, devant interpréter Don Juan, se balade en caleçon sur scène et refuse de jouer avant d’avoir retrouvé la moustache du personnage, comme si toute sa virilité dépendait de cet accessoire. Cette entrée en matière fait office d’avertissement au spectateur : l’archétypal coureur de jupon sera traité comme un personnage comique, autant sinon davantage que Sganarelle. Don Juan, malgré ses belles paroles et son courage face au danger, est aussi risible que n’importe quel autre personnage.