En chemin
Texte et mise en scène de Gustavo Giacosa / La Grange de Dorigny / du 5 au 6 mars 2020 / Critiques par Avî Cagin et Monique Kountangni.
Une danse de la solitude
6 mars 2020
Par Avî Cagin
Un public composé de différentes générations s’installe à la Grange de Dorigny pour découvrir une pièce troublante. Quelques murmures choqués pendant la représentation, mais l’accueil final est retentissant. En chemin met le spectateur face aux tourments de la folie et de l’isolation, dans une transparence et une nudité frappantes. Dérangeant et honnête.
Cinq acteurs sont assis en demi-cercle au centre de la scène. A tour de rôle, ils bougent les lèvres au son d’une conversation préenregistrée sur la confiance en soi. Dans le fond, Gustavo Giacosa se débat comme un homme torturé. Lorsqu’il se tire cinq balles dans la tête et que chacun des personnages s’effondre tour à tour, on comprend qu’il règle ses comptes avec ses voix intérieures, qui pourtant reviendront tout au long du spectacle.
Le thème de la folie est manifeste dans les différents tableaux cauchemardesques qui s’enchaînent sur scène. Le protagoniste se recouvre chroniquement d’une bâche noire posée au sol comme s’il s’agissait d’une couverture. Il s’y fait « happer » comme dans un sommeil, comme englouti par ses idées noires. Le contenu de son esprit semble se manifester sur scène, chaque tableau représentant une divagation, une hantise.
Comme pour évoquer des idées obsédantes, ces figures se déplacent dans l’espace d’une manière bestiale et imprévisible, cryptique parfois. La « mère-tortue » s’avance lentement vers son fils endormi, élançant ses jambes talonnées d’une manière tout à fait contraire à la nature et presque effrayante. La « meute » des « frères-loups » grogne et tourne autour du protagoniste, englouti par la bâche de ses psychoses. Leur hostilité, ainsi que la défiance peureuse de la mère, semblent creuser une réelle brèche entre lui et la réalité – mais aussi la famille. On devine progressivement l’histoire d’un homme dont le malheur est d’être étranger à sa famille. Une des scènes les plus touchantes est la « danse familiale » lorsque toutes les figures de la famille, assises en cercle, se passent des assiettes dans une chorégraphie qui évoque la proximité et l’intimité familiale, jusqu’à ce que le jeune homme arrive. Chaque fois qu’il prend place, toute la famille détourne le regard. Ce simple procédé instaure un profond sentiment de solitude et éclaire le tragique du spectacle. Chaque détail prend sens : l’absence de dialogue, le dénudement dès la première scène : tout ce que veut cet homme, c’est sans doute de se sentir proche d’autres personnes, de sa famille. L’empathie progressive que le spectateur ressent pour le protagoniste mène à un grand moment d’émotion : le père, de manière inattendue, enlace son fils, et c’est le noir. Une fin heureuse ? On aimerait applaudir ; on commence à le faire. Mais les lumières se rallument, et le fils est seul sur scène. Trompé par son désir d’être accepté. Et les figures reviennent le hanter jusqu’à une dernière scène qu’on peut interpréter comme un suicide : « Tu es libre, vas-t-en ! »
En chemin peut être compris comme une descente vers une folie de plus en plus sombre ou, au contraire, comme une sorte de libération, par le biais de l’abandon de soi. Libre de s’en aller, le jeune homme ne sera plus tourmenté par ses démons intérieurs. Met-il fin à son agonie, dans un dénouement doux-amer ? Ou vole-t-il vers une nouvelle vie ? Le spectateur interprètera ce cheminement selon sa sensibilité, et peut-être sa propre histoire.
Avec ses moments d’ironie (le pantalon du père, mort, qui tombe et révèle une absence de sous-vêtements fait rire le public) qui font respirer en pleine intensité douloureuse, En chemin est une pièce touchante qui, sans tomber dans la lourdeur de l’analyse psychologique, explore l’intériorité d’un homme fou de douleur, mais aussi le désir profondément humain de proximité avec ses semblables, auquel chacun peut s’identifier.
6 mars 2020
Par Avî Cagin
La beauté est dans l’oeil de celui qui regarde
6 mars 2020
Lausanne, La Grange de Dorigny. Six comédien.ne.s performent, chantent, dansent, s’essoufflent parfois et nous font oublier la pluie diluvienne en nous embarquant pour un spectacle inclassable dont la musicalité et la subtile poésie enchantent.
L’important ce n’est pas la destination, c’est le voyage écrivait l’écossais Robert Louis Stevenson, maître du roman d’aventure et grand voyageur. Il arrive pourtant que le voyage et la destination rivalisent d’enchantement.
Un décor noir. Des comédien.ne.s vêtu.e.s de noir. Des accessoires noirs eux aussi. Le kit parfait pour une histoire sombre et macabre, ce que semblent confirmer les premières minutes du spectacle, qui mettent en place une tension palpable. Et pourtant, la lumière chaude laisse penser que l’espoir persiste. Le personnage principal (incarné par Gustavo Giacosa lui-même) est emporté dans une course folle et incontrôlable. L’attention se focalise sur ses mains, parfois seules éclairées, et sur son souffle qui évoque cette course effrénée et terrifiante à certains égards.
On comprend rapidement que l’histoire se passe dans sa tête. Des comédien.ne.s incarnent les voix du passé auxquelles il tente d’échapper, des parties de lui-même qu’il n’assume pas – par lesquelles il est assailli de jour et de nuit. Leurs assauts personnifient l’emprise que l’on peut ressentir lorsque nos propres démons tentent de prendre le dessus pour nous empêcher de poursuivre notre quête (identitaire, par exemple).
La musique est présente sous diverses formes, que ce soit dans la musicalité – tantôt brutale, tantôt tendre – des mots ou dans les notes déversées sauvagement ou doucement par un musicien (Fausto Ferraiuolo) sur le piano électrique, visible sur le côté de la scène. Même les installations (souvent feutrées et dans le noir) entre les séquences participent à cette omniprésence de la musique.
Les comédien.ne.s performent et questionnent nombre de thématiques parmi lesquelles la sacrosainte maternité – représentée avec une poitrine outrageusement développée – invitant l’humour à la table de ce questionnement incessant que vit le personnage. Une autre image récurrente est celle du pater familias, présence écrasante même et surtout lorsqu’il est placé dans un rôle d’observateur silencieux. Dans la lignée de Pippo Delbono, Gustavo Giacosa réussit grâce à la présence scénique de deux comédiens en situation de handicap mental à produire un effet d’authenticité dans l’expression de ces voix intérieures.
En chemin mène le public hors des sentiers battus où l’innocence pure jaillit des moments sombres. La poétique des mots et des gestes, accompagnée des émotions transmises par la musique, font basculer le public dans une contrée enchantée. Le questionnement sur la vie après ce cheminement reste entier et pourtant l’énergie vitale générée par ce spectacle revigore. En ces temps tourmentés, voilà qui est jouissif.
6 mars 2020