Le sexe c’est dégoûtant

Le sexe c’est dégoutant

Texte d’Antoine Jaccoud / Mise en scène de Matthias Urban / La Grange de Dorigny / du 31 janvier au 8 février 2020 / Critiques par Monique Kountangni et Margaux Farron.


Jeu de dupes

8 février 2020

© Fabrice Ducrest

Lausanne, Grange de Dorigny. Un décor minimaliste propre à créer – ou feindre – un climat d’authenticité. Une histoire simple et banale, en apparence seulement : deux couples, un voisin hypocondriaque … et ce qui doit arriver n’arrive pas comme prévu. En abordant la thématique de l’échangisme, Antoine Jaccoud et Matthias Urban confrontent le public, nombreux en ce soir de première, à une analyse incisive et grinçante du couple, englué dans de trompeuses vérités.

Dans un décor épuré, sous une froide lumière blanche, un couple – Brigitte et Enzo – est assis sur un canapé design bleu canard. Une musique langoureuse et des chuchotements complices précèdent leurs premiers mots adressés directement au public. On est là pour s’exprimer (ou)vertement : « on n’a aucun problème à en parler » assène Brigitte. Ni une ni deux, le mot est lâché : échangisme. D’ailleurs, ils attendent un couple de néophytes, Sandy et Marc.

Pour tromper leur attente – et leur quête de sens ? – Brigitte (Shin Iglesias) mène la conversation. C’est clair, elle porte la culotte et Enzo (Antonio Troilo) avoue se rabattre sur le string. En bon suiveur, il participe activement à la discussion bien que son comportement non verbal révèle des réserves.  Drôle dans un premier temps, ce décalage entre les paroles et les comportements questionne néanmoins sur ce qui peut amener cet homme à s’imposer cet « art de vivre » qui ne semble le convaincre. L’assurance des propos de Brigitte ne parvient pas non plus, au demeurant, à masquer quelques signes de nervosité. Pour Brigitte et Enzo, « l’ouverture d’esprit est le must ». À coup de clichés et de mots galvaudés empruntés à la sacro-sainte terminologie du développement personnel, ils se lancent dans une tentative de prosélytisme en évoquant leur art de vivre qui « empêche de sombrer dans l’usure ». Ils vont jusqu’à oser des comparaisons hasardeuses entre le bouddhisme et l’échangisme dont ils soulignent la dimension hautement spirituelle.

On comprend assez vite que cette ouverture d’esprit cache de criants non-dits. Par exemple, il aurait voulu des enfants. Pour elle, « ça n’a jamais été à l’ordre du jour ». En échange, elle lui offre une vie de libertinage, qui s’avère un mensonge aux autres et surtout à elle-même. Un mensonge qui pousse à croire que la libération sexuelle est la solution à la prison dorée du couple.  On songe à l’ouvrage du psychiatre Christophe Fauré Ensemble mais seuls, qui dépeint ce sentiment de profonde solitude dans le couple et envisage des solutions.

Interrompus dans leur discours adressé au public par leur voisin, Monsieur Horvath (Matthias Urban), Brigitte et Enzo se hâtent de le renvoyer dans ses appartements. Sandy et Marc se font désirer. La suite – qui n’est montrée que dans ses conséquences – ne se passe pas comme prévu. On oscille entre rire et profonde tristesse face à la détresse du couple formé par Sandy (Isabelle Caillat) et Marc (Roberto Molo) : malgré des frustrations abyssales, il y a un fossé entre les pensées et le passage à l’acte, qui peut être désastreux et traumatisant.

Sur un ton grinçant et bouleversant, le spectacle fait du sexe un ersatz d’enchantement et de sens, un prétexte pour éviter de se confronter à ses besoins ou à ses frustrations. Il soulève avec justesse la question des faux semblants et des rôles qu’on s’impose sous prétexte de revigorer le couple. La puissance du spectacle réside avant tout dans cette habilité à nous confronter à ces questions dérangeantes de vérité sans verser dans un ton moralisateur. Le public rit jaune : pari réussi.

8 février 2020


Orgueil, préjugé (et sexualité)

8 février 2020

© Vincent Veillon

Depuis le 31 janvier, la Grange de Dorigny accueille le nouveau texte de son résident, le journaliste, sociologue et écrivain vaudois Antoine Jaccoud, mis en scène par Matthias Urban. Le sexe c’est dégoûtant est une proposition subtile et décalée au croisement entre consultation psy et comédie satirique, qui aborde sans tabou (ou presque) la pratique de l’échangisme. Un cocktail plein d’humour et de justesse made in Switzerland.

Dans un décor d’une sobriété clinique, Brigitte et Enzo attendent avec impatience l’arrivée de leur couple d’amis Marc et Sandy qu’ils désirent initier à la pratique de l’échangisme. Le spectacle ne montre pas le déroulement de cette rencontre hors du commun mais porte son attention sur ce qui précède et suit cette fameuse soirée. Les couples ne se croisent jamais sur scène et se confessent en duo au public au sujet de leur vie commune et de leur rapport à la sexualité.

L’espace scénique ne comportant que des panneaux de couleur blanche et un divan bleu fait hésiter le spectateur, qui peine à définir si l’action est en train de se jouer chez un psychologue ou dans le salon d’Enzo (Antonio Troilo) et Brigitte (Shin Iglesias). D’emblée, les protagonistes instaurent une adresse directe au public qui se voit alors confier le rôle du confident ou du psychologue. Le jeu très réaliste des comédiens – ponctué d’hésitations et de moments de gêne – propulse dans l’intimité du couple. Se noue une relation d’empathie et de familiarité, qui place les protagonistes en situation d’aborder publiquement, avec humour et insouciance, le thème toujours tabou de la sexualité libertine.

Sexualité, échangisme, libertinage : derrière ces pratiques qui font tantôt fantasmer, tantôt frissonner ou soupirer la trop sage population suisse, Antoine Jaccoud perçoit la silencieuse solitude du XXIe siècle et la tentative désespérée de nouer des liens. Sous leur apparente plénitude sexuelle, Brigitte et Enzo évoquent, entre les lignes, l’absence douloureuse d’un enfant et la perte trop soudaine d’un père. Afin de combler cette sensation de vide, pas d’échangisme pour Marc et Sandy mais une passion « dévorante » pour les randonnées en montagne. Au fond de ces grosses chaussures se trouvent pourtant mal camouflés le cruel manque d’intimité ressenti par Sandy (Isabelle Graillat) et le récent burn out de Marc (Roberto Molo).

Dans leurs discours pleins d’entrain et d’optimisme pointe un sous-texte désenchanté et sinistre révélant une profonde sensation de vide. Face à leur nouveau confident (le public), les protagonistes gardent la tête haute et font miroiter un discours euphorique. Les contrastes entre les propos et le langage corporel qui les accompagne provoquent éclats de rire et dénoncent l’hypocrisie de ce discours. La répétition obsessionnelle, dans la conversation, de motifs dérisoires – la perfection des olives Kalamata, le comportement joueur des marmottes suisse-allemandes ou le tiramisu – renforce cette impression. Face à cet indicible manque du XXIe siècle, le fantasme du libertinage pour les uns, ou la passion de la montagne pour les autres, apparaissent comme la possibilité rêvée d’une évasion et la promesse trompeuse de combler ces vides affectifs.

Pourtant, dans cet univers hypocrite et désenchanté pointe une lueur d’espoir et d’optimisme, incarnée par le personnage de Monsieur Horvath (Matthias Urban), voisin de Brigitte et Enzo, qui fait irruption à deux reprises dans cette routine en amenant la fraîcheur de la nouveauté. L’arrivée du personnage sur la scène bouleverse le statisme de la situation et insuffle dynamisme et énergie à la pièce. Malgré le regard lucide que pose Antoine Jaccoud sur l’hypocrisie et la superficialité de notre société tape à l’œil, Le sexe c’est dégoûtant apporte aussi et surtout, grâce à cette perturbation, la promesse d’un futur étonnant et plein de surprises.

8 février 2020


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