Réinventer le Congo

Par Noé Maggetti

Une critique sur le spectacle :
Congo / Texte d’Eric Vuillard / Mise en scène de Faustin Linyekula / Théâtre de Vidy / du 27 au 30 novembre 2019 / Plus d’infos

© Agathe Poupeney

Le Théâtre de Vidy accueille Congo, la bouleversante adaptation d’un roman d’Eric Vuillard par Faustin Linyekula, metteur en scène, danseur et comédien congolais. En revenant sur un moment-clé de l’histoire coloniale, le spectacle en propose une relecture à travers le regard des victimes de l’oppression européenne.

En 1884 a lieu la conférence de Berlin, pendant laquelle les puissances européennes se partagent le continent africain. C’est à cette occasion que le Congo est « inventé », pour satisfaire le désir du roi Léopold II de Belgique de posséder une colonie. Aujourd’hui encore, les pays d’Afrique subissent les conséquences de cet événement, qui a amené un pillage systématique des ressources au nom de l’enrichissement des nations colonisatrices. C’est de ce moment charnière dans l’Histoire que traite le roman d’Eric Vuillard que Faustin Linyekula a choisi de porter à la scène.

Un dépouillement extrême caractérise le plateau : quelques sacs de jute, symboles du commerce frénétique pratiqué par les Européens dans les colonies et une table basse recouverte d’un drap blanc constituent les seuls accessoires. Sur cette scène, trois interprètes amorcent le récit de la conférence de 1884, en pointant les conséquences dramatiques et durables qu’elle aura sur les peuples africains, et sur les Congolais plus précisément : alors que le comédien Daddy Moanda Kamono se charge de la narration, récitant avec vigueur le texte de Vuillard, Pasco Losangaya et Faustin Linyekula enrichissent le texte par des danses et des chants traditionnels. Parfois, le narrateur se joint à eux, pour prendre en charge une voix d’un chant ou incarner un protagoniste lors d’une saynète.

Le vide du plateau prend soudain tout son sens : la perspective du spectacle est de mettre au centre les corps de ces acteurs d’origine congolaise, qui portent encore en eux la profonde blessure du colonialisme. Nous assistons ainsi à une véritable réappropriation de ce moment historique par celles et ceux qui en ont fait les frais : ce sont la colère, la douleur, la souffrance qui émergent des chants lancés a cappella d’une voix grave par la comédienne, des chants dont la traduction ne nous est pas donnée, pour rappeler que certaines choses ne peuvent être traduites, et pour pallier le fait que « le but de la colonisation a été de rendre le colonisé transparent », comme le précisaient les artistes lors de la discussion qui a suivi la représentation. Le but est ainsi de rendre aux victimes du colonialisme les zones d’ombre qu’on leur a trop longtemps retirées en leur refusant le statut d’êtres humains. Cette forme de négation de l’individu est notamment symbolisée dans le spectacle par l’inscription à la peinture blanche des noms des puissances occidentales sur le corps de la comédienne ; le spectacle se veut une manière de réappropriation d’une corporalité qui n’a jamais réellement été prise en compte par les occidentaux.

Cette présence centrale de la culture congolaise et des corps des protagonistes est renforcée par un impressionnant travail d’éclairage : différents spots lumineux ainsi qu’une boule à facettes projetant dans la salle une véritable constellation sont mis à profit pour créer des ambiances très différentes selon les moments du récit, combinés à un subtil traitement sonore. Comment ne pas être bouleversé·e lorsque, suite à la mention de la signature du traité par les Européens qui s’empressent de sabrer le champagne, le plateau est envahi par un nuage de fumée traversé par une intense lumière rouge, accompagné de sons enregistrés de cris divers ? Le dispositif scénique dit sans la montrer toute l’horreur du colonialisme déshumanisant, que le spectacle a pour ambition de rappeler, de dénoncer, mais aussi de combattre. Une démarche que synthétise une danse jusqu’à l’épuisement du metteur en scène, se jetant au sol avant de se relever inlassablement, une manière radicale de signifier les assauts incessants subis par les Congolais, mais également leur volonté inébranlable de toujours se relever et de continuer la lutte. Ainsi, si Léopold II a « inventé » le Congo en 1884 pour satisfaire ses ambitions démesurées, le spectacle parvient à le réinventer en renouant avec son histoire et ses traditions.