Orestes in Mosul
D’après Eschyle / Mise en scène de Milo Rau / Théâtre de Vidy / du 4 au 7 décembre 2019 / Critique par Emmanuel Jung.
« Il faut une éternité pour étrangler un être humain »
7 décembre 2019
Par Emmanuel Jung
Le Théâtre de Vidy accueille pendant quatre soirs la dernière création du metteur en scène suisse Milo Rau. Choquant sous bien des aspects, ce spectacle mêle le récit de son processus de création tout à fait singulier à une adaptation de l’Orestie d’Eschyle, trilogie tragique extrêmement violente.
En mars dernier, Milo Rau et son équipe (dont plusieurs acteur·trice·s vivants en Europe dont deux d’origine irakienne) sont partis à Mossoul, ville occupée par l’Etat islamique de 2014 à 2017 et détruite par les bombardements, pour jouer l’Orestie d’Eschyle. Sur place, l’équipe s’est élargie : d’autres acteur·trice·s, des musiciens, un photographe, tous et toutes mossouliotes, l’ont rejointe. Si le metteur en scène a choisi la trilogie d’Eschyle, c’est parce qu’elle interroge divers motifs et notions en lien avec la situation irakienne : massacre, justice, loi du talion, vengeance, démocratie… Pourtant, lors de la représentation, les acteurs et les actrices ne jouent que peu de scènes de la tragédie antique ; Milo Rau refuse en effet toute adaptation littérale, comme l’annonce le point 4 de son Manifeste de Gand (le metteur en scène suisse est, on le rappelle, le directeur du NTGent, le Théâtre national de Gand). Si un texte source est utilisé, « il ne peut pas dépasser plus de 20% du temps de la représentation ». Ainsi, Orestes in Mosul se concentre davantage sur l’explication de son processus de création et de production. Face au public, les comédien·ne·s, l’un·e après l’autre, racontent, expliquent, témoignent du voyage en Irak. Ils et elles évoquent les rencontres, les répétions au milieu des ruines, leur installation dans les bungalows d’un complexe hôtelier – dont l’Etat islamique a tué nombre de clients durant l’occupation de la ville et où sont filmés les meurtres d’Egisthe et de Clytermnestre –, leurs impressions, positions, sentiments. Sur scène, un écran permet de visualiser les témoignages, les scènes jouées à Mossoul, ainsi que les récits des autres témoins, c’est-à-dire de la partie irakienne de l’équipe qui n’a pas pu faire le voyage en Europe. Le dispositif scénique est par ailleurs fait pour réduire la distance entre le public et l’Irak, en simulant par exemple le procédé du direct à travers la vidéo.
Lors de la toute première scène, Johan Leysen, comédien belge, explique avoir été invité par Milo Rau à jouer Agamemnon à Mossoul. D’un ami reporter de guerre, il reçoit alors un disque dur sur lequel se trouve un montage de séquences d’exécutions commises par l’Etat islamique. Une de ces vidéos – qui ne sont évidemment pas projetées sur scène – montre le meurtre d’une femme par strangulation. Johan Leysen dit la longueur de cette mise à mort : « il faut une éternité pour étrangler un être humain ». Il faut voir Orestes in Mosul comme une entrée dans cet intervalle temporel interminable, comme une tentative de représentation de cette cruauté et de ses conséquences, tentative qui est par ailleurs consciente de ses propres limites. Une lenteur effrayante et douloureuse se dégage de tout le spectacle : on pense aux travellings réalisés dans une voiture qui circule au pas à travers les rues détruites de Mossoul, laissant au public le temps de considérer l’anéantissement. On pense aux lents déplacements et mouvements des comédien·ne·s sur scène. On pense au retour incessant, comme une ritournelle, des notes de piano de la chanson Mad world du groupe Tears for Fears. Tuer quelqu’un par strangulation – comme anéantir une population, une culture, une histoire –, cela demande du temps, c’est long, très long, et toute cette violence, ce temps nécessaire à la mort, c’est bien le temps du spectacle, qui nous appelle à contempler l’horreur. De cette lenteur se dégage toute la violence de la création.
Dans La Reprise : Histoire(s) du théâtre (I), autre spectacle de Milo Rau présenté à Vidy en 2018, le metteur en scène avait choisi de représenter directement sur scène l’assassinat de Ihsane Jafi, frappé à mort en 2012 par quatre personnes en raison de son homosexualité. Avec Orestes in Mosul, on s’attendait à une violence similaire sur les planches, mais ce n’est pas le cas : la violence qui a touché Mossoul – sur le site de l’antique Ninive – n’est pas de l’ordre du représentable. C’est en ce sens que le spectacle est conscient de ses limites autant que de son pouvoir : la plupart des scènes sanglantes présentées au public sont inspirées d’Agamemnon, des Choéphores et des Euménides, scènes jouées en Irak, parfois rejouées en partie sur scène et confrontées via la vidéo. La trilogie d’Eschyle n’est en réalité qu’un détour, une médiation, pour traduire l’atrocité de la situation mossouliote.
La lenteur prive Orestes in Mosul d’un effet « coup de poing » dans l’instantanéité de l’horreur ; il s’en dégage plutôt une inexorable mélancolie, comme si le spectacle, la troupe et le public se savaient submergés par les événements. Même le premier point du Manifeste de Gand paraît dépassé (« Il ne s’agit plus seulement de représenter le monde. Il s’agit de le changer ») : lorsqu’une comédienne irakienne demande à ses concitoyen·ne·s de voter à main levée, en choisissant soit le pardon soit la peine de mort pour les combattants de l’Etat islamique, personne ne bouge, personne ne sait comment échapper à cette alternative. Cependant, rien ne pourra empêcher toutes les images, tous les mots exprimant le cauchemar de se faufiler et de s’immiscer dans la conscience du public : ce qui fait la particularité de ce spectacle, c’est qu’il commence véritablement à se jouer en nous après coup, à retardement, à rebours.
7 décembre 2019
Par Emmanuel Jung