Bistrot défraîchi

Par Emmanuel Jung

Une critique sur le spectacle :
Sing sing bar / Création de la Cie Jusqu’à m’y fondre / Texte et mise en scène de Mali Van Valenberg / Petithéâtre Sion / du 28 novembre au 8 décembre 2019 / Plus d’infos

© Céline Ribordy

Un bar au papier peint délabré et trois personnages : en apparence très simple, le spectacle de la compagnie Jusqu’à m’y fondre, écrit et mis en scène par Mali Van Valenberg, se complexifie rapidement, mêlant plusieurs niveaux diégétiques. Trois acteur.trice.s admirables dans leur rôle, une atmosphère de bistrot défraîchi habilement construite, cette nouvelle création est une réussite, qui laisse pourtant un petit goût d’inachevé.

Qu’imaginons-nous dans un vieux bar ? Des ragots, des habitué.e.s et quelques disputes. Ces éléments forment la trame de Sing sing bar, mais sur fond de drame familial. Derrière le comptoir, il y a Solange, la serveuse (Mali Van Valenberg). Devant le comptoir, en train de boire un cocktail, il y a sa mère (Jacqueline Ricciardi), qui lui raconte qu’elle a renversé de l’engrais sur le visage de sa voisine : celle-ci a eu le malheur de passer la tondeuse sur un morceau de sa pelouse. Il y a aussi un homme (Olivier Werner), assis à l’unique table du bistrot, très proche du public, le regardant sans interruption. De temps à autre, il prend la parole, mais les autres personnages ne l’entendent pas : il s’adresse directement aux spectateur.trice.s. Il joue en réalité deux rôles. D’une part, celui de l’habitué silencieux du bar – au même niveau diégétique que les deux autres personnages – et d’autre part, celui du conteur, du narrateur, qui brise le quatrième mur en narrant une histoire au public, sans que la mère et la fille ne l’entendent. Cette histoire, dont on ne dévoilera rien, il la raconte à la manière d’un séducteur ténébreux – on a parfois l’impression d’entendre Alain Delon dans Paroles, Paroles.

Le public, dans sa fonction d’interlocuteur, est en quelque sorte le cinquième protagoniste de cette création. Par ailleurs, à l’étage, hors-scène, dort la sœur anorexique de Solange. Les spectateurs et les spectatrices comprennent vite qu’ils auront davantage affaire aux tristes calamités qui frappent une famille qu’à un simple feuilleton de bistrot. La réussite du spectacle repose principalement sur la narration et les relations de chaque personnage avec le public, la manière de prendre en compte celui-ci. Comme expliqué, le quatrième mur est brisé par le conteur assis face à lui et le public est l’unique destinataire de ce discours (la mère et la fille ne l’entendent pas). La mère, elle, se tourne régulièrement vers les spectateur.trice.s lorsqu’elle parle ou vocifère, mais la destinataire est toujours sa fille, le personnage n’étant pas conscient d’être sur scène ; Solange, peu bavarde, est généralement penchée sur son journal, ne levant guère les yeux sur le public. Quand elle s’exprime, c’est en général pour s’agacer contre sa mère. Ce contraste entre la mère et la fille quant au temps de parole traduit parfaitement la tension et les conflits de cette relation familiale.

Le jeu triangulaire est par ailleurs accentué par les interférences entre les deux niveaux diégétiques : quand l’homme termine une partie de son récit, les deux autres personnages y répondent sans le savoir, ou emploient les mêmes mots ou expressions subtilement détournés, occasionnant des situations comiques.

Après la construction habile de ce huis clos et de cette narration complexe, la belle dynamique s’interrompt pourtant aux deux tiers du spectacle, sans que l’on parvienne à comprendre pourquoi : une ellipse, et l’homme disparaît de la scène. Il n’y reviendra pas. Ne restent que la mère et la fille, qui continuent de se quereller, dans une répétition affadie de la première partie, dénuée de l’intérêt dramaturgique lié au personnage masculin. Le peu d’informations données sur l’homme (bizarrement, on en apprend plus sur lui en lisant le descriptif du spectacle que lors du spectacle lui-même) rend sa disparition soudaine paradoxalement arbitraire et donne une impression d’essoufflement de l’intrigue. On aurait voulu en savoir un peu plus. Il n’empêche : Sing sing bar, grâce à une première partie judicieusement construite, vaut le détour.