Sans effort
Non-écriture et fabrication de Tiphanie Bovay-Klameth, Joël Maillard et Marie Ripoll / Mise en scène de Joël Maillard / Arsenic – Centre d’art scénique contemporain / du 1er au 6 octobre 2019 / Critiques de Margaux Farron et Jade Lambelet.
Sans mot écrire
6 octobre 2019
Par Margaux Farron
Sans Effort, la nouvelle création de la compagnie SNAUT de l’auteur, metteur en scène et comédien vaudois Joël Maillard – accompagné sur scène par Marie Ripoll – dépeint les facettes d’un monde d’où disparaît l’écriture. Les (trois) protagonistes s’efforcent de transmettre aux spectateurs l’unique souvenir de cette civilisation éteinte en récitant de mémoire le poème fondateur de ce monde, sans mots tracer. Dans une interprétation à la fois drôle et inquiétante, les comédiens s’interrogent sur le rôle de l’écriture dans la survie culturelle.
Sans Effort c’est d’abord un processus de création axé sur la contrainte. En effet, les artistes se sont promis de ne rien écrire, de ne pas se filmer, de ne pas lire de documentation sur leur sujet de recherche. Le spectacle proposé s’est appuyé uniquement sur le partage oral d’informations et sur la mémoire défaillante des comédiens. Au fil de leurs entretiens, les artistes disent avoir rencontré René, un retraité vaudois à l’accent bien tranché, dépositaire du dernier témoignage oral d’une civilisation disparue : un «Poème» que celui-ci va transmettre en exclusivité au public.
Dès les premières répliques, le spectacle est caractérisé pas l’absence. En effet, René a décidé de quitter subitement le projet. Joël et Marie s’efforcent de s’approprier sa diction et son accent et de se remémorer ses gestes et ses phrases. En suivant une rythmique parfaitement synchronisée, face public, droits comme des enfants sous un sapin de Noël, ils commencent à réciter le «Poème».
Le poème raconte comment un groupe d’individus, s’étant initialement isolé sur une île pour y célébrer une fête de quelques jours, décide finalement d’y vivre en autarcie, sans contact avec l’«Autre monde» et sans instruments d’écriture. Combinées aux effets amnésiques d’une plante hallucinogène, la paresse et l’absence d’écriture conduisent les individus à oublier leur origine, leur histoire mais aussi la loi et la religion dont l’existence repose sur des supports écrits. Ne résiste à l’oubli que le fameux poème que chaque génération récite à tue-tête sans plus vraiment en comprendre les références. A force d’imagination, la troisième génération des habitants de l’île s’approprie à son tour le poème mais commence à douter de l’existence de l’«Autre monde».
Éclairé par le propos du récit, le spectateur réalise alors que la partition du poème récité par Joël Maillard et Marie Ripoll n’est pas aussi uniforme qu’elle paraît. Alors que la fin du spectacle approche, les phrasés harmonieux des deux comédiens tendent à se parasiter. Les comédiens mélangent l’ordre des mots au sein de leur phrase, ou remplacent un mot par un autre, avant de bien vite se réconcilier. Les deux comédiens se permettent aussi de faire tour à tour des commentaires subjectifs. Le « Poème » est en constante mutation, sans cesse transformé et augmenté par l’énonciateur qui le teinte de ses fantasmes et de son bagage culturel. Sans Effort place le spectateur face à la fragilité de la mémoire humaine. A l’heure d’Internet et de l’obsession de l’archivage numérique, la mémoire humaine serait-elle devenue incapable d’assurer la continuité et la transmission des savoirs ? Pourtant, bien que les connaissances des habitants de l’île se perdent au fil des générations, Joël Maillard ne semble pas si pessimiste. Le « Poème » se transforme mais résiste au passage du temps, de quoi assurer la survie culturelle de ce patrimoine vulnérable.
Sans Effort propose une réflexion tout en légèreté sur l’omniprésence de l’écriture et de l’enregistrement dans notre société et notamment dans le domaine théâtral. En effet, l’absence de trace produite au cours l’élaboration de ce projet interroge quant à sa pérennité. En refusant la trace écrite, Joël Maillard célèbre l’impermanence de l’art dramatique et prend le risque de l’oubli.
A la fin du spectacle, les spectateurs prennent conscience d’être devenus la quatrième génération détentrice du «Poème». Marque de fabrique de Joël Maillard, la mise en place d’une relation intime avec le public s’inscrit dans le processus de création. Le public est à présent porteur du récit transmis par René à Joël et Marie, et à son tour chargé d’assurer sa survivance dans les mémoires. Le processus de réappropriation culturelle se poursuit ainsi parmi les spectateurs qui donneront au souvenir de ce spectacle une teinte tout à fait subjective.
Au moment où je rédige ces quelques mots, un doute m’assaille : ne suis-je pas en train de mettre fin à ce projet où l’on ne devait pas écrire ? Quelques critiques et quelques photographies suffiront-elles à conserver un souvenir de cette pièce sans lettre ? L’avenir nous le dira. Mais en attendant ne l’oubliez pas !
6 octobre 2019
Par Margaux Farron
Poème d’une humanité en fête
6 octobre 2019
Par Jade Lambelet
Après Quitter la terre et Imposture posthume, nous retrouvons Joël Maillard et la compagnie SNAUT à l’Arsenic pour sa dernière création Sans effort, un spectacle sans écriture qui ne subsiste que grâce à la mémorisation de ses créateurs. L’exploration de l’imaginaire science-fictionnel des précédents spectacles se poursuit dans une nouvelle embarcation qui nous emmène du côté d’une île dont les habitants ont renoncé à l’écriture. Le thème de la disparition, cher au metteur en scène, est exploré ici sous la forme d’un « Poème », ultime vestige et témoin de l’histoire de cette communauté d’exilés. Aux allures de litanie, tantôt récité à deux voix, tantôt éclairé par des apartés, le Poème devient le socle d’une fable teintée d’absurdité : celle du spectacle d’abord, et peut-être, plus largement, celle de l’humanité.
Créé en août 2019 à l’occasion du Festival des Arts Vivants de Nyon (farº), Sans effort doit son origine à trois contraintes imposées lors de son processus de fabrication : aucune forme d’écriture, aucune forme d’enregistrement et aucune lecture de documentation. Seuls le dialogue entre les différents agents de la création et la mémoire des conversations font autorité et agissent comme les supports et les vecteurs de la matière transmise au public. C’est à en rendre le geste d’écriture critique inapproprié tant la fixation par l’écriture est évacuée par le spectacle ! Indubitablement, l’inédit et l’incongruité de cette démarche bousculent, transgressent et questionnent. La méthode est audacieuse : elle enfreint et rompt avec la règle communément admise en Occident et héritée du modèle classique de l’enregistrement du théâtre par le texte. Non sans effort, les comédiens ne peuvent alors compter que sur leur mémoire pour inventer et consolider la fable – sans la figer pour autant – au risque de s’en lasser. C’est en tout cas ce qu’ils questionnent sur scène lorsqu’ils se demandent, dans un aparté, si ce n’est pas cet ennui du ressassement du Poème qui les conduit parfois à s’autoriser quelques détours fantaisistes, ajouts et autres improvisations au fil des représentations.
Toutefois, même s’ils ne s’en tenaient qu’à leur mémoire, celle-ci est forcément défaillante. Ce qui est restitué chaque soir n’est jamais semblable (mais l’est-il pour autant dans le cas des spectacles avec pièces écrites, n’est-ce pas là la réalité même de la représentation théâtrale ?). Tout au plus pouvons-nous parler de tentatives de restitution qui doivent composer avec l’oubli, l’erreur et les failles de la mémoire. Et c’est probablement là toute la richesse du spectacle car le Poème est exponentiel : plus de limitation puisque tout est voué, par nature, à la transformation ! Ainsi, le spectacle reste ouvert, en constante création, il ne connaît, en somme, pas d’achèvement (ou du moins le temps du spectacle dont la durée reste floue dans les annonces de l’Arsenic). Par delà l’évidence de ces remarques quant à la fragilité programmée du spectacle, un questionnement demeure : comment parler des créateurs, des comédiens et finalement des spectateurs lorsqu’il n’existe pas de forme achevée de l’objet transmis sur scène et lorsqu’ils deviennent eux-mêmes – en se servant de leur propre mémoire pour les premiers et en étant les récepteurs de cette matière pour les seconds – sujets-supports de la création en dehors desquels rien du spectacle ne subsiste ? Tour à tour, les comédiens et le public (dès lors que celui-ci parle ou écrit à propos du spectacle) semblent agir comme des messagers, des interprètes, des véhicules de cette œuvre non-figée.
Avec beaucoup de complicité et à travers une belle osmose – il en fallait pour retenir et faire tenir ce texte des plus volatils – le duo formé par Joël Maillard et Marie Ripoll nous fait voyager d’un bout à l’autre d’un monde utopique (ou dystopique, c’est selon) sans écriture et sans culture orale. Aux sons d’une « sarabande de la glande », le public assiste à la réminiscence d’une grande et éternelle fête de la paresse et de l’insignifiance. Il est projeté dans un monde absurde et sensiblement drôle, sorte de parallèle à un univers beckettien peuplé par le dépouillement, la déconstruction, l’absence et le sans. Pour que le Poème ne disparaisse pas à son tour dans les abysses du néant, il a fallu développer un art de la mnémotechnie émancipé des dispositifs d’enregistrement et d’écriture habituels. C’est le mot d’ordre du protocole de création : réapprendre à compter sur la mémoire individuelle et collective (ici celle de Joël Maillard, Marie Ripoll et Tiphanie Bovay-Klameth, et peut-être, dans un second temps, celle du public).
Avant que nous, spectateurs et spectatrices, ne quittions l’embarcation pour regagner la terre ferme (la réalité extra-théâtrale), une dernière réflexion nous est proposée quant à l’aptitude des humains à raconter des histoires. Puisqu’il ne nous est pas donné de maîtriser dans son intégralité l’univers et les forces qui s’y déploient, puisque nous ne connaissons et ne connaîtront probablement jamais les causes exactes de l’origine du « Big Bang » et les raisons de notre présence sur terre, il semblerait que nous ayons développé, en contre partie, un pouvoir sans limite de narration. Nous sommes, comme le dit Nancy Huston, une espèce fabulatrice et Sans effort expose, met en abyme et sublime ces mécanismes de la narration que nous mettons en œuvre pour assurer la mémoire des individus et des collectivités et les soustraire à l’insignifiance. Il y a derrière la transmission du Poème, de cette fable, une réflexion profondément anthropologique qui invite à repenser ce besoin de raconter propre aux êtres humains.
6 octobre 2019
Par Jade Lambelet