Par Sarah Juilland
Une critique sur le spectacle :
Koburo / Conception et mise en scène de Christian Denisart / TKM – Théâtre Kléber-Méleau / du 1er au 6 octobre 2019 / Plus d’infos
Avec Koburo, Christian Denisart – métamorphosé en explorateur – embarque pour un voyage arborescent, croisant ethnologie, arts plastiques, poésie et surtout musique. Les spectateurs sont amenés à découvrir une tribu déconcertante, dont il n’existe qu’une poignée de représentantes disséminées sur le globe. Puisque « la vertu du voyage c’est de purger la vie avant de la garnir » (Nicolas Bouvier), la compagnie des Voyages Extraordinaires invite à la déroute, à quitter les sentiers battus de la réalité pour rejoindre les méandres de l’imaginaire. La rencontre de l’altérité et l’immersion dans l’univers étrange et onirique des Koburo passe par la musique, qui transcende les barrières linguistiques et rend possible la communion de toutes les voix.
Sur la scène du TKM – transformée en jungle luxuriante et grouillante à l’occasion de la fable anthropologique qui s’y joue – la lueur d’une lanterne troue la pénombre côté jardin et un enregistrement vocal grésille. En retrait et à l’abri dans une cahute, le metteur en scène et musicien Christian Denisart se coiffe du chapeau d’explorateur pour une nouvelle pérégrination imaginaire, dans une longue lignée qui l’a mené de Voyage en Pamukalie (2002) ou encore Brazul (2011) à Påg l’an dernier. Il présente l’état des investigations menées au sujet de la mystérieuse peuplade des Koburo, si sibylline que son existence est mise en doute par les plus sceptiques. Pourtant, depuis peu, ces créatures « insaisissables, mystérieuses, fascinantes » – à la fois minérales, végétales et animales – fleurissent sporadiquement dans différents recoins de la planète. Denisart postule une corrélation entre leur émergence et le dérèglement climatique. Le surgissement de silhouettes colorées et onduleuses met un terme aux rêveries anthropologiques : « elles arrivent ». Le voyeur est bientôt arraché de son poste d’observation, happé dans un tourbillon musical et emporté dans un singulier voyage.
Avant même que le spectacle ne commence, la disposition d’instruments au centre de l’espace scénique présage le rôle essentiel de la musique et de la voix – chantée, slammée, rappée. Si l’absence de langue commune compromet le dialogue entre l’explorateur et les Koburo, une autre forme de communication « qui ne passe pas uniquement par les mots » (Christian Denisart) leur permet d’échanger et de partager : la musique. Le spectacle construit un univers fantasmagorique au moyen d’images, de sons, mélodies et chants multilingues – en français, italien, portugais ou encore anglais. Pour donner corps aux différents mondes visités, une scénographie éclectique allie projections d’images, animations vidéos, fonds sonores et lumières multicolores. L’expédition musicale et visuelle se compose de plusieurs tableaux, qui peuvent évoquer les origines multiples des Koburo : sortant de la jungle, elles bourgeonnent dans un champ de fleurs, gravissent des montagnes, plongent dans les profondeurs de l’océan, flottent dans la Voie lactée avant d’atterrir dans la modernité d’une grande ville peuplée de gratte-ciels. Les déplacements et les divers environnements sont suggérés par des projections successives d’images et d’animations vidéos. Les teintes bleues, rouges, vertes et jaunes des costumes rappellent le lien qui unit les Koburo aux différents éléments. Les tubulures colorées évoquent les coraux dont elles se rapprochent et les parures leur donnent une allure futuriste et ethnique.
La réduction de la trame narrative et de l’action dramatique au minimum, ainsi que l’absence de dialogues – remplacés par des chansons dont les paroles ne suffisent pas à filer l’histoire programmée au début du spectacle – peuvent créer un sentiment de trouble. Koburo, tel que l’a conçu Christian Denisart, est une expédition pour laquelle le spectateur doit abandonner son bagage d’interrogations sur le déroulement de l’intrigue. Comme le précise le metteur en scène : « ça n’a pas de sens ! » Il s’agit d’un voyage sans itinéraire, sans directions et sans destination, car « un voyage se passe de motif. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même » (Nicolas Bouvier).
Déroutant, le périple chez les Koburo est aussi fédérateur, il rassemble à travers la diversité. La question de la communication et la réflexion sur l’hétérogénéité des langues, qui courent comme un fil rouge dans le travail de Christian Denisart, motivent l’utilisation du chant et de la musique en tant que langage universel : « quand on ne […] comprend pas c’est encore plus fort […] trouver des moyens de communication quand les mots nous manquent » (Christian Denisart). Il n’importe pas de tout comprendre ou de saisir parfaitement les paroles des chansons, mais d’apprécier les rythmes et les voix et de se laisser embarquer dans le concert final, où « s’alignent les étoiles » devenues stars de rock, avant de se fondre dans le public.