Par Jade Lambelet
Une critique sur le spectacle :
Sans effort / Non-écriture et fabrication de Tiphanie Bovay-Klameth, Joël Maillard et Marie Ripoll / Mise en scène de Joël Maillard / Arsenic – Centre d’art scénique contemporain / du 1er au 6 octobre 2019 / Plus d’infos
Après Quitter la terre et Imposture posthume, nous retrouvons Joël Maillard et la compagnie SNAUT à l’Arsenic pour sa dernière création Sans effort, un spectacle sans écriture qui ne subsiste que grâce à la mémorisation de ses créateurs. L’exploration de l’imaginaire science-fictionnel des précédents spectacles se poursuit dans une nouvelle embarcation qui nous emmène du côté d’une île dont les habitants ont renoncé à l’écriture. Le thème de la disparition, cher au metteur en scène, est exploré ici sous la forme d’un « Poème », ultime vestige et témoin de l’histoire de cette communauté d’exilés. Aux allures de litanie, tantôt récité à deux voix, tantôt éclairé par des apartés, le Poème devient le socle d’une fable teintée d’absurdité : celle du spectacle d’abord, et peut-être, plus largement, celle de l’humanité.
Créé en août 2019 à l’occasion du Festival des Arts Vivants de Nyon (farº), Sans effort doit son origine à trois contraintes imposées lors de son processus de fabrication : aucune forme d’écriture, aucune forme d’enregistrement et aucune lecture de documentation. Seuls le dialogue entre les différents agents de la création et la mémoire des conversations font autorité et agissent comme les supports et les vecteurs de la matière transmise au public. C’est à en rendre le geste d’écriture critique inapproprié tant la fixation par l’écriture est évacuée par le spectacle ! Indubitablement, l’inédit et l’incongruité de cette démarche bousculent, transgressent et questionnent. La méthode est audacieuse : elle enfreint et rompt avec la règle communément admise en Occident et héritée du modèle classique de l’enregistrement du théâtre par le texte. Non sans effort, les comédiens ne peuvent alors compter que sur leur mémoire pour inventer et consolider la fable – sans la figer pour autant – au risque de s’en lasser. C’est en tout cas ce qu’ils questionnent sur scène lorsqu’ils se demandent, dans un aparté, si ce n’est pas cet ennui du ressassement du Poème qui les conduit parfois à s’autoriser quelques détours fantaisistes, ajouts et autres improvisations au fil des représentations.
Toutefois, même s’ils ne s’en tenaient qu’à leur mémoire, celle-ci est forcément défaillante. Ce qui est restitué chaque soir n’est jamais semblable (mais l’est-il pour autant dans le cas des spectacles avec pièces écrites, n’est-ce pas là la réalité même de la représentation théâtrale ?). Tout au plus pouvons-nous parler de tentatives de restitution qui doivent composer avec l’oubli, l’erreur et les failles de la mémoire. Et c’est probablement là toute la richesse du spectacle car le Poème est exponentiel : plus de limitation puisque tout est voué, par nature, à la transformation ! Ainsi, le spectacle reste ouvert, en constante création, il ne connaît, en somme, pas d’achèvement (ou du moins le temps du spectacle dont la durée reste floue dans les annonces de l’Arsenic). Par delà l’évidence de ces remarques quant à la fragilité programmée du spectacle, un questionnement demeure : comment parler des créateurs, des comédiens et finalement des spectateurs lorsqu’il n’existe pas de forme achevée de l’objet transmis sur scène et lorsqu’ils deviennent eux-mêmes – en se servant de leur propre mémoire pour les premiers et en étant les récepteurs de cette matière pour les seconds – sujets-supports de la création en dehors desquels rien du spectacle ne subsiste ? Tour à tour, les comédiens et le public (dès lors que celui-ci parle ou écrit à propos du spectacle) semblent agir comme des messagers, des interprètes, des véhicules de cette œuvre non-figée.
Avec beaucoup de complicité et à travers une belle osmose – il en fallait pour retenir et faire tenir ce texte des plus volatils – le duo formé par Joël Maillard et Marie Ripoll nous fait voyager d’un bout à l’autre d’un monde utopique (ou dystopique, c’est selon) sans écriture et sans culture orale. Aux sons d’une « sarabande de la glande », le public assiste à la réminiscence d’une grande et éternelle fête de la paresse et de l’insignifiance. Il est projeté dans un monde absurde et sensiblement drôle, sorte de parallèle à un univers beckettien peuplé par le dépouillement, la déconstruction, l’absence et le sans. Pour que le Poème ne disparaisse pas à son tour dans les abysses du néant, il a fallu développer un art de la mnémotechnie émancipé des dispositifs d’enregistrement et d’écriture habituels. C’est le mot d’ordre du protocole de création : réapprendre à compter sur la mémoire individuelle et collective (ici celle de Joël Maillard, Marie Ripoll et Tiphanie Bovay-Klameth, et peut-être, dans un second temps, celle du public).
Avant que nous, spectateurs et spectatrices, ne quittions l’embarcation pour regagner la terre ferme (la réalité extra-théâtrale), une dernière réflexion nous est proposée quant à l’aptitude des humains à raconter des histoires. Puisqu’il ne nous est pas donné de maîtriser dans son intégralité l’univers et les forces qui s’y déploient, puisque nous ne connaissons et ne connaîtront probablement jamais les causes exactes de l’origine du « Big Bang » et les raisons de notre présence sur terre, il semblerait que nous ayons développé, en contre partie, un pouvoir sans limite de narration. Nous sommes, comme le dit Nancy Huston, une espèce fabulatrice et Sans effort expose, met en abyme et sublime ces mécanismes de la narration que nous mettons en œuvre pour assurer la mémoire des individus et des collectivités et les soustraire à l’insignifiance. Il y a derrière la transmission du Poème, de cette fable, une réflexion profondément anthropologique qui invite à repenser ce besoin de raconter propre aux êtres humains.