Une critique sur le spectacle :
Mama / Création et interprétation par Margot van Hove / Mise en scène de Floriane Mésange / Théâtre 2.21 / du 8 au 13 octobre 2019 / Plus d’infos
En clôture de la deuxième édition du festival Singuliers Pluriel, le théâtre 2.21 accueillait Mama, une création de la comédienne Margot van Hove autour de la maternité et par extension du poids social qui lui est associé. Ce spectacle, cru et nécessaire, démantèle l’héritage patriarcal, notamment chrétien, de l’Europe occidentale et atomise fantasmes et icônes dans une confrontation brutale avec le public. La force de Mama réside en somme dans ce bras de fer, d’avance perdu par les spectacteurs·trices, qui privilégie l’émotionnel à l’intellectualisation.
En entamant notre critique du spectacle Mama, nous sommes confrontés à un écueil imprévisible. Celui de ne pouvoir rendre compte convenablement de ce spectacle coup de poing qui nous a déstabilisés. Un tel prélude autoréflexif est susceptible de heurter le lecteur de la présente critique, mais il nous paraît nécessaire pour exprimer le malaise qu’a suscité cette expérience. Ces préliminaires quelque peu pompeux nous permettent de nous raccrocher au dicible après avoir assisté à un spectacle qui substitue les images aux mots.
Dans Mama, les personnages – tous interprétés avec une rare virtuosité par la comédienne Margot van Hove – s’enchaînent sans rupture. D’abord une mère hystérique, infantilisée et infantilisante, qui multiplie les injonctions à rire et à jouer ; puis une enfant fascinée par la maternité qui, dans l’innocence la plus totale, constate l’anéantissement des mères (« La maman elle est toute cassée ») et transgresse le tabou de l’inceste (« Je veux baiser avec papa ! Mais maman serait pas contente. »). Il sera aussi question, dans le désordre, de toutes les souffrances physiques et psychiques liées à la grossesse, l’accouchement, l’avortement, le viol et la dépression post-partum.
Il serait donc très simple de rendre compte de ce spectacle en se limitant à un inventaire de figures et de thèmes, fort éloignés de notre réalité d’homme cisgenre et sans enfants (ni actuels ni envisagés). Nous pourrions nous concentrer, par exemple, sur la manière dont Margot van Hove malmène dans sa pièce l’iconographie chrétienne de deux figures féminines du Nouveau Testament : la Vierge Marie et Marie-Madeleine.
Vers la fin du spectacle, se drapant de bleu clair, tenant une multitude de poupées à bout de bras, Margot van Hove incarne une Madone de miséricorde épuisée et forcée de supporter le poids de l’humanité dans un coin obscur de la scène ; mais la Vierge Marie apparaissait déjà de manière sous-jacente un peu plus tôt. Le court passage sur le viol (jamais nommé ainsi) mobilise déjà l’expérience de celle qui « n’a rien fait » et « n’y est pour rien ». Là, le personnage, sobrement éclairé, s’adresse à une autre entité que le public ; impossible de ne pas penser à l’Annonciation si joliment représentée dans l’art pictural renaissant, à Marie auréolée de lumière et aliénée à la volonté divine (notons le parallèle entre l’irruption de l’ange Gabriel et la culture du viol divin propre à la mythologie grecque). Dans Mama, la Madone interroge la pleine lumière qui la désigne comme celle qui devra se définir uniquement comme Mère, soumise au destin d’un fils tout puissant.
Marie-Madeleine de son côté prend le contre-pied de la figure de la Vierge sans pour autant s’affranchir de Dieu. S’il est vrai que l’exégèse chrétienne a confondu trois femmes de l’entourage du Christ en une seule figure[1], il est intéressant de noter que le nom de Marie-Madeleine se donne en synonyme de péché et de dépravation dans notre inconscient collectif. Sur scène, à travers une danse lascive et au son de Maria Magdalena de Sandra, Margot van Hove se joue du fétichisme patriarcal qui entoure le corps et la sexualité des femmes. Tantôt virginale, tantôt sexualisée, Marie(-Madeleine) n’atteint jamais, dans la mythologie chrétienne, la place de sujet émancipé. Le trouble est palpable durant cette scène de peep-show dans la mesure où c’est tout un pan de la sexualité, notamment hétéronormée, qui vacille devant l’incohérence du culte marial.
Mama interpelle et détruit, comme la note d’intention l’indique, « à coups de hache notre héritage pour arrêter le manège » du patriarcat. Facile donc d’en parler si les problématiques nous touchent, si nous en comprenons les enjeux. Mais l’intelligence de cette pièce audacieuse, courageuse et profondément nécessaire, ne réside pas seulement selon nous dans son propos et dans sa remise en question des imaginaires de la maternité. Elle est complétée par un type de performance très particulier propre à susciter le malaise. Et c’est précisément ceci qui nous rend vulnérable dans notre critique car nous nous sentons incapables de mettre des mots sur une expérience intime que nous ne voudrions pas voir disparaître derrière le décryptage iconographique et l’analyse du dispositif.
Le malaise ressenti pendant et après le spectacle s’est mué en difficulté d’écriture. En proposant une lecture linéaire du spectacle, alternant description et réflexion, nous butions sans cesse sur la scène du peep-show que nous venons de mentionner. Nous avons donc cherché à élucider ce moment sur lequel il nous a été impossible de poser un regard critique, tant l’affect avait supplanté la raison.
Deux pistes de réflexion se sont ouvertes, celle d’une conception intime, étonnamment dépourvue de toute réflexion féministe (du moins, à ce jour), de l’érotisme et celle de l’absence de médiation dans la monstration de certaines scènes. Et pour les explorer, je dois délaisser le nous d’auteur. Juste en le modalisant, je ressens la peur de livrer un commentaire personnel, tout de même critique, mais loin de la réception intellectuelle ou académique qui m’est habituelle. A nouveau, je soulignerais la tendance autoréflexive de mon propos, mais en la liant à la réussite spectaculaire de Mama : pouvoir habiter l’esprit du spectateur encore et encore sans lui laisser de répit jusqu’à ce qu’il puisse faire quelque chose de son malaise.
La gêne provoquée par la scène du peep-show rend compte de la dimension absolument intime des émotions érotiques. Comment, en tant que critique, puis-je parler d’un moment fictionnel et de son intégration dans un projet artistique, alors qu’il a éveillé dans le spectateur un désir tout à fait réel ? Et comment ne pas en parler, puisqu’à ce moment précis toute intellectualisation était balayée ? Au cours d’une discussion après le spectacle, d’autres spectateurs·trices évoquaient non pas le désir mais l’empathie éprouvée pendant cette scène violente par sa monstration crue. Voilà de quoi m’interroger sur ce que ma perception érotique avait pu occulter. Ne sachant qu’en faire, ne pouvant me résoudre à ne pas l’évoquer, je laisserai cependant l’interrogation en suspens. Mais peut-être que c’est là la force de Mama : se frayer un chemin dans les méandres de l’imaginaire hétérosexuel pour en souligner les incohérences et en dévoiler les paradoxes, invitant à une réflexion individuelle profonde sur la sexualité, entre théorie et pratique.
L’absence ponctuelle de médiation symbolique conserve pour moi une importance capitale et c’est à ces moments performatifs, dont Margot van Hove a exploré un spectre extraordinairement large pendant toute la durée du spectacle, que la raison a abandonné la partie. Je savais que me rendais au théâtre, un samedi soir, avec un ami, pour assister à un monologue sur la maternité, mais je ne m’attendais pas à rester durablement bouleversé par la violence et la crudité de certaines scènes. Malaise donc, mais malaise positif, dans la mesure où il m’est désormais possible de remettre en cause une culture inconsciente et un imaginaire insoupçonné.
[1] La pécheresse anonyme du Lavement des pieds ; Marie de Béthanie, la sœur de Lazare ; Marie de Magdala, possédée par des démons. Marie l’Egyptienne, une prostituée interdite d’entrée dans l’église du Saint-Sépulcre, est aussi mentionnée comme faisant partie de cette confusion dans la tradition chrétienne. (Michel Pastoureau et Gaston Duchet-Suchaux, La Bible et les saints : guide iconographique, Paris, Flammarion, 1990, pp. 221-222)