Le printemps des émotions

Par Natacha Gallandat

Une critique sur les spectacles :
Hiver à Sokcho / de Frank Semelet / Cette nuit encore jouer les pierres / de Julien Mages / Angèle et Anatole / de Thomas Lonchampt et Emma Pluyaut-Biwer / Théâtre des Osses / du 30 mai au 9 juin 2019 / Plus d’infos

© FUGU BLUES PRODUCTIONS

Pour la troisième fois, le théâtre des Osses a offert au public venu en nombre un large éventail de pièces sur deux weekends. Le festival Le Printemps des compagnies est une biennale qui présente dix pièces jouées à plusieurs reprises, pour un total de trente et une représentations. Dix compagnies, dix manières dexplorer le théâtre, dix façons demporter le public sur le chemin des émotions.

Repoussant les murs, les Osses transforment l’atelier de construction du théâtre, le studio de répétition et le restaubar en autant de scènes. Lors du premier weekend (31 mai au 2 juin), les spectateurs ont pu voir Frida Khalo, autoportrait dune femme de Rouda Jamis, par la Compagnie de L’Hydre Folle, Le Grand Cahier d’Agora Kristof, en version musicale par le Collectif Barbare, Mon père est une chanson de variété, écrit et mise en scène par Robert Sandoz, avec la collaboration artistique de Thierry Romanens, et Lhomme qui penchait, inspiré librement de Lhomme qui prenait sa femme pour un chapeau d’Olivier Sacks, dans une mise en scène de Sylvian Tille. « Sa chienne », spectacle hors compétition mis en scène par Nicolas Rossier, a régalé les yeux et les papilles du public lors du repas de midi. Conception insolite, le « SOLILOphone », cabine téléphonique anglaise posée à l’entrée du théâtre, a murmuré à l’oreille de ceux qui s’y aventuraient des soliloques imaginés et interprétés par Emmanuel Dorand tout au long du festival.

Le second weekend était placé résolument sous le signe de l’exploration du sentiment amoureux. Trois œuvres y contribuaient.

Hiver à Sokcho

Cette pièce, adaptée du magnifique roman du même nom d’Elisa Shua Dusapin, raconte le lien qui se tisse entre une jeune franco-coréenne gardienne d’une pension de famille n’ayant jamais quitté sa Corée du Sud natale et un dessinateur de bande dessinée français bourlinguant de pays en pays pour chacun de ses albums. Cette rencontre va sortir la jeune femme de sa torpeur et forcer l’homme à explorer ses zones d’ombres. Frank Semelet signe l’adaptation avec l’autrice ainsi que la mise en scène, et interprète le rôle masculin avec à ses côtés Isabelle Caillat. On peut regretter que le rythme des dialogues soit marqué par de très longs silences, et que les personnages de la mère et de la fille soient réinterprétées en figures excessivement criardes et soumises à des accès de rage. Frank Semelet a choisi, en revanche, de confier la réalisation des décors à Pitch Comment, auteur de BD qui fait naître sous son crayon, et devant les yeux du public, la réception de la pension, des paysages d’hiver, la chambre du dessinateur ou celui de la jeune fille en temps réel. Le dessinateur devient ainsi un acteur supplémentaire de la pièce. Ces créations suscitent la curiosité tout au long de l’histoire et entretiennent l’imaginaire.

Angèle et Anatole

Dans un registre aussi comique que tendre, Angèle et Anatole est un pur bijou écrit, mis en scène et interprété par Emma Pluyaut-Biwer et Thomas Lonchampt. A l’image des petits chocolats surprises fourrés de pâte rose ou verte que les personnages dégustent durant la représentation, cette pièce se savoure comme autant de petits bonheurs du quotidien. Angèle et Anatole s’aiment, d’un amour simple, qui endure le temps et le quotidien. La magie du lien réside ici dans la simplicité des personnages qui n’aspirent pas à une vie brillante ou différente, mais savent apprécier le quotidien et les tous petits riens. L’écriture est fine, l’humour exploité dans toutes ses facettes ; jeux de mots, contrepèteries, métaphores hilarantes, comique de répétition, maladresses – chaque minute compte son lot de rires. Les deux personnages n’ont pas une once de méchanceté, mais ne sont pas pour autant naïfs, et lorsqu’un premier événement douloureux les touche, ils réussissent le tour de force de nous faire basculer en un instant du rire à une émotion qui nous étreint. Dans de très grands cadres, le spectateur découvre les photos des deux chats du couple, présences félines suggérées également par le jeu des comédiens. La tapisserie et la table en formica rappellent les années septante, mais l’amour de ces deux-là est intemporel et traverse chaque période de vie sans heurts.
Il est des moments suspendus où assister à une représentation tient du bonheur absolu, cette pièce toute en sensibilité et en tendresse nous fait tomber amoureux d’Angèle et d’Anatole.

Cette nuit encore jouer les pierres

Tous les amours ne durent pas. Dans Cette nuit encore jouer les pierre, la fin d’une histoire d’amour, puissante et douloureuse, se joue sous les yeux du spectateur, comme autant de rochers se détachant d’une paroi abrupte pour s’écraser en contrebas dans un grand fracas, suivi d’un silence assourdissant.

Coproduite par Le Petit Théâtre de Sion et la Cie Julien Mages, cette oeuvre aux multiples facettes est insolite dans sa construction mêlant théâtre et poésie.

Entre monologues et dialogues, la rupture est annoncée. Elle le quitte. Il n’arrive pas à intégrer ce qu’elle lui dit. Chacun des deux a ses blessures, ses souffrances, ses différences.

Lui, chirurgien, passe son temps à tenter de sauver des vies aux quatre coins du monde, où les conflits armés déchirent les corps. Il ne résiste plus à la violence à laquelle il est exposé, se noyant dans l’alcool pour oublier toutes ces vies martyrisées, tous ces enfants qu’il n’a pas pu sauver. Une fois rentré chez lui, hanté par toute cette souffrance, il n’arrive plus à reprendre le dessus. Elle, toujours dans l’attente de ses retours, ne sait plus comment le soulager, n’arrive plus à l’atteindre ni à le comprendre, malgré des années d’amour, malgré les deux enfants. Elle rêve d’une vie simple, préfère travailler durement plutôt que de continuer à quémander quelques moments de vie de couple et de famille.

Les mots sont choisis, précis, ciselés, aucun n’est inutile. La force de l’écriture de Julien Mages, qui signe également la mise en scène, offre des émotions intenses, plongeant dans les méandres de la souffrance des personnages. Mila Van Valenberg et Marc Mayoraz sont époustouflants de justesse. Chaque geste, chaque posture transmet au spectateur la violence des sentiments. Le couple se suit, se poursuit, s’observe, s’évite, s’entremêle ou s’entrechoque autour d’un simple carré de lumière projeté au sol. De murmures en éclats de voix, de caresses en brusqueries, ils refont leur histoire jusqu’à la rupture. Entrelacés dans le déroulé de la pièce, des fragments poétiques viennent interrompre le rythme par des mots projetés sur le fond de la scène sous forme de calligrammes. Montagnes et forêts, pierres et arbres, animaux sauvages et bovins noires rappellent aux spectateurs la beauté et la férocité de la nature. Drame et ode à la nature, où tout se construit, se détruit pour se reconstruire encore, cette pièce magnifique, tant par son interprétation puissante que par son écriture sublime, ne peut pas laisser indifférent.

Les noctambules auront encore pu profiter de ce week end pour jouer avec les mots du Karaoké littéraire au restaubar en lisant, à haute voix et en musique, un texte choisi par le hasard. Ce festival savoureux et convivial permet à tout un chacun, passionné ou néophyte, de passer d’excellents moments  et de découvrir en un très court laps de temps des productions riches, intelligentes et puissantes qui font la part belle au théâtre suisse et au travail de nombreuses compagnies. Rendez-vous en 2021 pour la prochaine édition.