Par Océane Forster
Un entretien autour de la pièce Géant… ? de Domenico Carli
Géant… ? de Domenico Carli a une particularité : c’est une pièce qui se joue le matin. Tous les matins, sauf les mercredis, dans les classes de Lausanne et des alentours. Son auteur me donne rendez-vous à 16h, au Café Romand, à quelques minutes de son atelier. Une fois installé, il commande un verre de blanc : « Quelque chose de sec », précise-t-il. Nous commençons à discuter, il parle du projet sur lequel il travaille en ce moment, l’écriture d’un film documentaire sur l’année 1606 à Fribourg. Il évoque les exigences de scénario qu’implique la collaboration avec les chercheurs et les archivistes de la ville, puis montre des photos de manuscrits enluminés avec lesquels il va être amené à travailler.
Domenico Carli parle du théâtre en pédagogue, mais son assurance est toujours joueuse, presque dandyesque, et tout chez lui est cigarillos cubains, sifflements expressifs et Profumo d’Assenzio. Son approche du théâtre est fluide, évidente, et quand il parle de ses créations, c’est avec une grande conscience des mécanismes qu’il enclenche. Il recherche une écriture dramatique qui se plaît à inventer des dispositifs où toute réplique atteint son but, où chaque action trouve sens et où rien ne reste en suspens. Chez lui, le spectateur déclenche l’écriture : il pense son public avant de penser sa dramaturgie.
Cette année il va écrire sa vingt-cinquième pièce pour « La Main dans le Chapeau », compagnie active depuis près de trente ans qui porte le théâtre auprès d’un public bien spécifique : les salles de classe. Il raconte que cette expérience a forgé sa compréhension du jeune public, exigeant que sa dramaturgie devienne empirique, avec une pratique scénique sans cesse repensée au fil des réactions observées chez les enfants :
« En fait, quand on fait ces projets-là dans les écoles, c’est assez spécifique, puisqu’on joue dans des salles de classe. Avec Pascal Dayer, comédien, pédagogue et fondateur de cette compagnie, on s’est vite rendu compte que ce n’est pas anodin comme espace, la salle de classe, c’est l’espace des élèves, mais vraiment leur espace. C’est-à-dire que quand tu arrives dans cette classe, tu dois avoir une bonne raison d’y entrer, sinon on ne te laisse pas faire… »
Il aborde ainsi son théâtre comme une pratique qui cherche à s’ancrer dans les croyances et les valeurs des enfants auxquels il s’adresse, mais aussi dans leurs espaces. Ainsi, il évoque une mise en scène dans laquelle la ligne de métro M2 (alors en chantier) se trouvait devoir passer par l’emplacement de l’école, impliquant sa destruction.
« Quand les élèves ont compris qu’on allait détruire leur école, ça a été une levée de boucliers ! Moi qui pensais qu’ils allaient s’en réjouir… Pas du tout, c’est leur territoire ! »
Au-delà de l’histoire qu’il leur propose, Domenico Carli ne s’introduit donc sur le territoire des élèves qu’armé de thématiques qui sauront trouver leur légitimité auprès des jeunes spectateurs. Pour la pièce Géant ? il dit avoir voulu thématiser les différences, s’intéressant à l’origine au nombre croissant d’élèves dyslexiques ou dyscalculiques qui font, eux, l’expérience quotidienne d’une singularité dans leur parcours scolaire. L’idée du gigantisme, différence relative, puisque, comme le dit Carli « on est toujours le géant de quelqu’un », mais évidente, avait l’avantage d’être immédiatement compréhensible pour les élèves comme une irrégularité, une dissemblance.
« La différence naît très vite, c’est immédiat, et visuel. Je n’aime pas particulièrement écrire des pièces pour lesquelles il faut trente minutes d’exposition… La dyslexie c’était un peu compliqué à mettre en forme surtout que la pièce dure moins d’une heure, et que dans ce laps de temps-là, il faut faire passer un truc avec les contraintes de l’espace. Donc se pose à chaque fois la question suivante : comment camper immédiatement une situation qui fonctionne ? »
De manière générale, Carli doit penser sa dramaturgie à partir de la réalité sociale des élèves, de ce qui fait leur quotidien :
« La complexité de l’espace scénographique, incarné à l’extrême, ancré dans la réalité des élèves est une contrainte avec laquelle joue une mise en scène qui se veut fictionnelle et immersive. Pas de coulisse, pas d’éclairage, pas d’espace de jeu, au fond, c’est toi qui dois le construire au milieu des bancs. De même, la brièveté de la pièce, en raison de la toute relative capacité d’attention des enfants, oblige à une entrée in medias res des comédiens, il s’agit d’être rapidement accessible, compréhensible et intéressant. »
Il s’est donc heurté au problème dramaturgique de faire exister le gigantisme dans une salle de classe étriquée. Pour signifier l’existence du géant il a voulu un élément gargantuesque qui surprendrait les enfants dès leur entrée en classe. Pour ce faire, il a fait construire une immense chaussure.
« J’ai appelé Stéphane Rentznik, un des comédiens qui est très habile, batteur rock et ingénieur électronicien de formation, et je lui ai demandé si c’était possible de faire une immense chaussure. Il m’a dit oui, et on l’a fait. Du fait que nous nous produisions dans des salles de classe, l’espace change à chaque fois. Je dois toujours penser la scénographie comme autonome pour qu’elle soit adaptable à n’importe quelle disposition, et les comédiens calent leurs déplacements vis-à-vis de ces éléments de symétrie fixes.
Ceci dit, l’espace n’est pas la seule spécificité de ce type de représentations. Le théâtre pour enfants diverge par bien des aspects du théâtre pour un public adulte.
« C’est un exercice d’écriture sans pareil. Quand j’ai commencé à écrire pour le théâtre – mais cela aurait été pareil pour de la poésie ou des chansons – je donnais mes textes à lire à ma sœur, qui n’a pas fait d’études. Je me disais : « Si elle, parce qu’on ne lui a pas donné les outils, elle ne peut pas comprendre ce que j’écris, c’est à moi de trouver un moyen, des formulations pour qu’elle trouve cela intéressant ». Elle était ma première lectrice, et cette histoire, ça sous-tend mon travail, puisque j’ai une approche analogue quand j’écris pour les enfants. Si je leur amène un texte hermétique qui ne fait que flatter mon ego d’auteur… eh bien ça ne marche pas. J’ai donc dû apprendre à écrire pour les enfants, et souvent il a fallu que je modifie des choses après les avoir testées. Notamment dans le domaine de l’humour, j’ai beaucoup appris sur ce qui fait rire un enfant. Par exemple le deuxième degré ne fonctionne pas, et c’est particulièrement vrai dans un dispositif qui les surprend tôt le matin, qui plus est dans un lieu où la notion de représentation et de fiction est floue. Floue parce qu’ils sont dans leur espace et que la pièce est basée sur une forme de réalité, de plausibilité et envisageable pour les élèves. Pendant un moment le trouble existe et j’aime à jouer avec ce doute qu’on fait naître chez eux. »
Pour Domenico Carli, aller dans les classes, malgré toutes les contraintes que cela implique, est une démarche d’une grande cohérence. Il s’amuse en remarquant qu’il pourrait tout aussi bien ne pas s’impliquer autant dans ses mises en scène, sans cesser pour autant de remplir sa part du contrat en proposant des textes de théâtre adaptés aux enfants. Mais, persuadé de la pertinence de sa démarche, il aime s’impliquer.
« Je trouve que c’est tellement important, on se plaint dans les théâtres que les gens ne viennent pas, que le public n’est pas diversifié, mais c’est à nous d’aller vers les gens, de susciter un intérêt ! C’est de la médiation culturelle concrète et immédiate qu’on fait là, dans ces classes, voire quasiment de l’intervention parce qu’il ne s’agit pas d’expliquer. La troupe joue de 8h30 à 10h, puis on propose aux enfants des ateliers pour qu’ils expérimentent la pratique, le jeu. À l’inverse de ce que je propose avec la médiation culturelle du TKM-Théâtre Kléber-Méleau, qui explore un axe plus théorique, durant cette journée on ne cherche pas à leur enseigner les fonctionnements du théâtre, mais à leur faire faire du théâtre. »
Si Domenico Carli se montre tout à fait conscient des limites de l’impact social du théâtre, il n’en cherche pas moins à l’étendre, par le biais de sa démarche.
« Il faut être réaliste : pour certains élèves, cet aperçu du théâtre sera le seul qu’ils auront, parce que la culture, les parents, leur histoire, le milieu dans lequel ils vont évoluer ne les y amèneront pas. Aller dans ces classes, c’est rendre le théâtre accessible pour une journée au moins à des enfants de tous les horizons, avec des textes de qualité, des comédiens qui se lèvent le matin pour jouer à 8h30, des costumes, des décors et tout ce qu’il faut pour capter leur attention. »
En dehors du théâtre pour enfants, il y a des sujets que Domenico Carli privilégie. Et s’il fait usage de fables, pour amener certains thèmes à la scène, il ne perd pas de vue le but de ses créations : mettre en théâtre des questions sociétales et humaines de premier plan.
« Le théâtre a son importance mais, surtout s’il veut faire face à l’invasion des écrans, il faut qu’il ait un ancrage politique, il faut qu’il apporte quelque chose d’autre. Quand tu racontes une histoire, tu te situes vis-à-vis d’une vérité, et à l’époque de la post-vérité justement, des alternative facts, le théâtre a l’avantage de se présenter immédiatement comme quelque chose de factice, qui n’est pas véridique et qui ne cherche pas à l’être, mais cela ne l’empêche pas de porter un discours. Une pièce, ça doit dire quelque chose au public, et en tant qu’auteur je dois m’adresser à lui et lui faire parvenir un message qui a une portée plus large, non pas m’écouter parler de mes petits problèmes. Je suis parfois un peu las de cette forme de tendance au nombrilisme dans le théâtre d’aujourd’hui… »