Être serpent comme n’importe quel autre être humain

Par Julia Cela

Une critique sur le spectacle :
Happy Island / De La Ribot – Dançando com a diferença / Biennale Out of the Box / Théâtre du Grütli / Le 21 mai 2019 / Plus d’infos

© Caroline Morel Fontaine

Dans le cadre de la Biennale des Arts inclusifs « Out of the Box », la compagnie Dançado com a diferença présente Happy Island. Chorégraphié par La Ribot, ce spectacle célèbre la sensualité de corps différents, accompagné d’un film de Raquel Freire qui montre les danseurs courant et jouant dans le brouillard de la forêt millénaire du Fanal. 

En fond de scène, un arbre à la silhouette torturée, aux branches pleines de mousse dont les extrémités disparaissent dans un brouillard épais. À jardin, une danseuse est assise en tailleur, sereine dans son short argenté, brillant dans l’obscurité du plateau. La musique commence. C’est une pièce pour piano, vive et affolante. En montant crescendo, l’air accompagne l’entrée en scène d’une deuxième danseuse en fauteuil roulant, poussée par une troisième. Arrivée au centre du plateau, elle attache ses cheveux et se coiffe d’une immense couronne de plumes, qui frémissent au rythme emporté de la musique et des tremblements de son corps.

Au sommet de ce premier mouvement musical, les quatre autres danseurs entrent en scène. Chacun d’entre eux a un parcours à suivre, propre à son corps. Les costumes sont flamboyants : tulle, motifs sauvages ou métalliques. Chaque textile colle à la peau de sa ou de son propriétaire, comme pour accompagner sa manière de bouger. En combinaison or, une danseuse dessine un cercle autour du groupe. Un danseur vêtu d’une paire de leggings léopard dessine les diagonales de l’espace en de longues traversées rapides. Au centre, la danseuse à la coiffe de plumes trace des lignes sur le corps de la danseuse au short d’argent, guidée par le hasard de la rencontre de leurs corps. La dernière des danseuses, vêtue d’un amas de tulle rouge, traverse l’espace en avant-scène, en de grandes et amples enjambées. Ces partitions, chacune associée à un espace précis, semblent parfaitement correspondre à la corporalité de la danseuse ou du danseur qui l’effectue. Dansées simultanément au début du spectacle, ces partitions seront ensuite présentées une à une.

Lorsque c’est au tour de la danseuse vêtue de tulle de danser seule, le plateau se vide, la musique se fait plus dramatique encore, le film montre la cime des arbres. Quand c’est au tour de la danseuse vêtue d’or de présenter sa trajectoire, la musique se fait plus planante. Le plateau est couvert de réflecteurs qui font écho à sa combinaison et réfléchissent la lumière pour l’accompagner dans ses mouvements qui l’emmènent jusque dans les gradins. Au fil de la représentation, la scénographie et la musique s’adaptent donc au danseur, sans pour autant sacrifier l’unité que représente le film en fond de scène.

À mi-chemin de la représentation, celui-ci prend le pas sur ce qui se passe sur le plateau. A l’écran, on voit les membres de la compagnie Dançado com a diferença danser et courir dans les arbres millénaires de la forêt du Fanal, sur l’île de Madère. C’est l’île de la joie, où les différences sont les bienvenues, sans qu’on s’en excuse, où les corps s’expriment malgré leur éventuel handicap. Soudain, à l’écran, les danseurs se figent. La caméra passe d’un visage à l’autre dans un lent travelling. Puis, certains danseurs prennent la parole. On reconnaît notamment la danseuse en fauteuil roulant, allongée entre les racines d’un arbre à l’image. On l’entend, en voice over, raconter son rapport à la danse. Peu à peu, les danseurs se remettent en mouvement sur le plateau, comme pour appuyer malicieusement leur propos à l’écran.

Inclusif jusque dans la mise en scène, Happy Island montre la beauté du mouvement, peu importe la nature du corps qui l’effectue. Le handicap représente la possibilité de mouvements, plutôt que son impossibilité. En fonctionnant de pair, la représentation et le film rendent visible la sensualité de corps habituellement invisibilisés. Les mouvements, les matières, la musiques et la scénographie clament tous la joie de voir un espace artistique dévolu au handicap, où celui-ci semble cesser de contraindre les corps.