Par Johanna Codourey
Un entretien autour de la pièce Un siècle assassiné / De Julien Mages / Plus d’infos
Rencontre avec Julien Mages autour d’un café à la Brasserie de Montbenon le 25 mars 2019.
Johanna Codourey (JC), pour l’Atelier critique : Votre pièce se passe dans un camp de concentration. Pourquoi ce contexte ? Avez-vous un lien particulier à cette histoire ?
Julien Mages (JM) : Je suis tombé par hasard il y a quelques années sur un témoignage de Simone Veil, une vidéo, à propos des camps. Et puis, fasciné, j’en ai visionné des centaines depuis maintenant deux ans et c’est de là que m’est venue l’envie d’écrire une pièce dans ce cadre-là… J’ai d’abord écrit un poème et après, je me suis tourné vers une pièce complète. Il y a pas mal d’éléments du texte qui sont tirés de ces visionnages, notamment l’anecdote du professeur de physique à qui l’un des témoins redonne son statut social… J’ai vu justement dans le témoignage d’un vieux Polonais qui m’a beaucoup touché, que le seul côté « positif » d’Auschwitz, c’étaient ces histoires d’amour chez les jeunes encore un peu vaillants entre 17 et 25 ans. C’était un amour platonique puisqu’ils ne pouvaient pas se toucher, mais ces jeunes-là pouvaient avoir une espèce de vie, j’ai trouvé ça formidable et ça m’a inspiré cette pièce. Prendre une histoire d’amour comme thématique, c’est nouveau pour moi – il y a toujours une histoire d’amour qui traîne [dans mes créations], mais en faire un point central, c’est récent… Et je me suis inspiré de cette femme qui perd son père qui essaye de se donner du courage par l’entremise de l’histoire qu’elle vit avec ce jeune homme. Donc non, à proprement parler, pas de lien particulier avec la Shoah, mais avec ces documentaires… Il y a tout dans ces témoignages. Je ne suis pas un spécialiste, mais je peux dire que j’ai vu plus d’une centaine d’heures de vidéos, je ne me serais pas permis d’écrire une pièce sur les camps sans en avoir quelque connaissance.
JC : En lisant votre texte, il m’a un peu évoqué les écrits de Charlotte Delbo ou Si c’est un homme de Primo Lévi – notamment quand vous décrivez votre personnage comme « musulmane ». Ces auteurs ou d’autres ont-ils été des sources d’inspiration pour vous ? Quel est votre rapport à cette littérature des camps ?
JM : Après les documentaires et les témoignages vidéo, je me suis tourné vers la littérature et là encore j’ai lu beaucoup de choses. Du connu et du moins connu, littéraire, mais aussi plus pédagogique sur l’histoire-même comme un Que sais-je ? sur la Shoah, par exemple. Et Primo Lévi, oui, il fait partie de mes premiers livres sur le sujet, je l’avais déjà lu à l’école. Mais après, « musulman », c’est un terme générique, ça fait partie de « l’argot des camps ». Et Charlotte Delbo, comme ça, je ne crois pas. Mais je n’ai pas fini, c’est toujours un sujet qui me fascine.
JC : Dans votre préambule, vous mettez l’individu au centre de votre réflexion. Que cherchez-vous à transmettre exactement ?
JM : Ce que je veux faire passer… je ne sais pas, je ne sais pas s’il y a vraiment un message. J’ai abandonné très tôt l’idée de théâtre à message, même si je réfléchis toujours à une sorte d’échelle de valeurs. Je m’intéresse ces derniers temps à cet ascenseur ou à ce toboggan social avec notamment ce professeur de physique. Au milieu de la décadence, ce jeune lui redonne son statut social par la connaissance… Entre Juifs, ils se redonnaient leur importance d’humains. S’il y a quelque chose d’intéressant dans les camps, c’est que c’est une telle machine à laver sociale qu’il n’y a plus que le physique animal qui prend de l’importance. Seuls les jeunes vigoureux sont valorisés, mais dans l’humanité qu’ils ont entre eux, ils peuvent se redonner leur ancienne « noblesse » à travers le souvenir. La mémoire dans le camp réanimait les individus. C’est un peu cela que je voulais retranscrire. Comment dans l’abîme le plus absolu, on se redécouvre une humanité, et pour moi l’amour est un pilier parmi tant d’autres pour permettre, même dans ces tréfonds, de rester homme.
JC : De manière générale, quel est votre rapport au texte ? Et comment procédez-vous, vis-à-vis du texte, lorsque vous montez une création ?
JM : Alors j’écris déjà tout d’abord pour moi, mais, depuis 2013 ou 2014, j’écris aussi pas mal pour les autres et c’est depuis cette période que je suis passé plus du côté de l’auteur. Avant, j’étais vraiment auteur et metteur en scène et maintenant je laisse plus de place à l’écrivain. Mais, même quand je monte mon texte, je l’écris d’abord peu ou prou comme un écrivain « normal ». J’écris d’abord le texte, je me fiche complètement de la mise en scène, ou de la possibilité de faire ceci ou cela sur scène, je vais aller jusqu’au bout dans mon délire et après le metteur en scène va prendre le relai et va penser à la scène… Bon après on ne peut pas s’empêcher d’y penser un peu, d’avoir le metteur en scène qui vient mettre le bout de son nez dans l’histoire en cherchant déjà des réponses ou imaginant telle ou telle réalisation, se posant la question de la faisabilité de telle ou telle chose, de la crédibilité de telle réplique ou de tel personnage, mais en principe, j’écris d’abord la pièce et je me pose la question de la mise en scène après. L’auteur doit oublier le metteur en scène et ensuite le metteur en scène doit tuer l’auteur… Parfois j’ai à peine fini la première version de répétition que les répétitions commencent, alors on coupe le texte. Le théâtre, c’est collectif, il faut que l’auteur-metteur en scène écoute l’équipe, qu’il pose des questions à tout le monde – technique, costumière, vidéo, musicien, technicien du théâtre. Ces gens-là, ils m’apportent énormément. Les comédiens doivent être sévères, ils viennent avec leurs coupes et en principe, je les accepte parce que c’est eux qui mâchent le texte. Il ne faut pas penser à après, sinon on se contraint et c’est pas bien, la langue vole, l’idée vole… Après, le théâtre doit se charger de résoudre ça, mais la première partie de l’œuvre, c’est le poème, c’est l’envolée.
JC : Comment imaginez-vous reproduire les différentes indications temporelles telles que « un mois plus tard », par exemple, qui surviennent au milieu d’une scène?
JM : Ça fait partie de l’énigme que le metteur en scène doit résoudre. Pour l’intérêt de la pièce, il faut, comme disait Vitez, que « la pièce soit une énigme pour le metteur en scène ». On peut faire une ellipse chronologique au théâtre de différentes manières : soit un panneau, très brechtien, une vidéo, une musique, un temps, un changement sur scène : faire tourner le plateau, changer la lumière. Ça peut aussi ne pas se voir et se comprendre par le déroulé de l’intrigue, mais ce ne sont que des propositions… Moi, je le ferais probablement à travers un passage musical ou même avec un comédien qui le dirait – je suis premier candidat à la simplicité. L’avantage au théâtre c’est que ça peut se faire de mille manières différentes…
JC : Vous accordez une grande place au silence qui est d’ailleurs exprimé de différentes manières au fil des pages – points de suspensions, didascalies “silence” ou “temps”, blancs typographiques. Ces différentes notations expriment-elles pour vous différentes sortes de pauses ?
JM : Pour moi, ces suspens font partie du rythme de l’écriture. C’est peut-être plus difficile de se les représenter à la lecture, mais je distingue fondamentalement quatre mesures : temps court, temps, temps long, silence. Le silence, c’est quelque chose qui va au-delà de la temporalité chronologique, c’est quelque chose de pesant qui sort presque d’un timing… C’est une atmosphère qui se « dit » dans le silence, une intensité : on entend le drame se faire. C’est comme en musique, c’est une note. Et ces silences interviennent à des moments cruciaux du récit, comme un point d’orgue à la fin d’une phrase musicale. Ils ont une importance particulière… Les temps sont des rythmes qui s’installent plutôt : « combien de temps je vais mettre pour dire quelque chose ? ». Ce sont des suspens, de l’ordre du chronologique… Et les blancs se rattachent plutôt à la poésie, au vers libre. Ils n’existent pas forcément dans la parole, mais prennent une importance dans le déroulé des répliques, de la tirade avec des blocs de mots ou en vers libres.
JC : Il n’y a à proprement parler qu’une toute petite partie en prose dans votre texte, la majeure partie se présente en vers libres. Pourquoi avoir choisi cette forme-là ? Comment pensez-vous ce rapport entre les parties en prose et les parties en vers libres ? Comment l’envisagez-vous sur scène ?
JM : C’est pour faire fusionner la poésie, qui est mon premier amour, avec le théâtre. J’ai commencé par écrire des poèmes. C’est instinctif. C’est important, selon moi, quand on écrit, de se déclarer poète. Ça donne un supplément d’âme à la littérature… On se pose tout de suite la question de la forme, il faut faire un lien entre esthétique du texte, typographie et contenu. C’est tellement important que toute littérature soit poétique. Il y a aussi le fait de dire à haute voix, qui est important, la poésie est faite pour être dite, on se la dit d’ailleurs dans notre tête… Le vers libre est plus poétique que la prose, je trouve, on sort de quelque chose de complètement naturaliste. La langue et la musique prennent beaucoup plus d’importance, on fait rarement de l’humour avec du vers libre. Souvent, je mélange ces différentes manières d’écrire, aussi avec, par exemple, des petits quatrains. C’est emprunté à d’autres auteurs que j’ai beaucoup aimé, Sarah Kane, Claude Régy. Donc en soit, il n’y a pas de prose, dans la pièce, c’est une forme de prose poétique… Après, pour ce qui est de la scène, là encore, il y a mille manières d’envisager le rapport « prose » et poésie : dans une de mes autres pièces [Cette nuit encore jouer les pierres], cinq scènes étaient entrecoupées de poème et j’ai juste déroulé les poèmes au lointain, ça créait les ellipses, parfois, ils étaient aussi dits en même temps par les acteurs, parfois en musique, certains étaient des calligrammes.
JC : Finalement, pourquoi ce titre ?
JM : En fait cet extrait, qui s’appellerait Aux enfants, c’est une partie d’un projet – qui est pour l’instant mis en stand-by. Ce serait le début d’un roman-fleuve sur plusieurs décennies qui arrive jusqu’à notre époque et qui raconterait l’histoire de la descendance de ces deux rescapés de camp – d’un jeune surtout. D’où le titre Un siècle assassiné qui sonne assez monumental, comme Les Misérables ou La Comédie humaine. Ce serait mon premier roman, j’essaye ! Je suis en train d’essayer de passer à la « littérature », comme quelqu’un m’avait dit, même si pour moi le théâtre, c’est déjà de la littérature, surtout que je suis déjà édité… Même si en effet, avec le théâtre, souvent la mise en scène valide en quelque sorte le texte, pas besoin d’être édité si on est monté. Mais c’est un projet en cours, ce texte-là, il peut encore être modifié. Je n’ai pas cherché à finir quelque chose.