Transgression métaleptique

Par Xavier Balli (Atelier d’écriture)

Proposition de critique créative sur le spectacle :
Imposture posthume / Texte, mise en scène et jeu de Joël Maillard / Arsenic – Centre d’art scénique contemporain / du 26 au 31 mars 2019 / Plus d’infos

© Gregory Batardon

Ceci est la dernière ligne de la dernière page du dernier roman imprimé, on va pas finir là-dessus quand même ? Eh bien oui ! pensa cyniquement Galaad, refermant le livre avant de le jeter à la poubelle. C’était quand même un comble ! s’écria-t-il, le dernier soubresaut de l’ultime maison d’édition, et elle produisit une bouse pareille. Selon toute vraisemblance, le livre ne lui avait pas plu. Aucune chance qu’un exemplaire finît un jour dans un musée, et en effet, quelque décennies plus tard, plus personne ne se souviendrait du « Pamphlet d’une Humanité à la dérive ». De quoi ça parle chéri ? lui lança Guenièvre depuis la cuisine.
-Euh… rien. C’est un type, un peintre je crois. Et il est fou. L’histoire, simple et très mal écrite, était celle d’un peintre talentueux, Van Chotz, qui souffrait de troubles de mémoires. Le récit étant rédigé à la première personne, les incohérences étaient nombreuses et désagréables. Van Chotz se réveilla donc un matin et n’arrivait plus à faire la différence entre ses dessins et de véritables photos. Plus sûr, même de sa propre autobiographie, il questionnait Dieu et le Destin, regardant mélancoliquement par la fenêtre, avant de se rendre compte qu’il s’agissait également d’un de ses tableaux. Seul et sans repères, Van Chotz se mit à peindre alors frénétiquement jusqu’à finir noyé sous ses propres œuvres et suffoqua en étouffant. Le bruit du mixer à ordure au fond de la poubelle, déchirant en milliers de petits confettis l’ultime ouvrage de l’humanité, retentit alors depuis le salon.
-Tu as jeté le livre ?! Mais… Je voulais le lire ! S’exclama Guenièvre, la larme à l’œil.
-Pardon ma biche. Mais de toute manière, c’était nul… ça t’aurait pas plu. Il n’aurait pas dû le jeter tout de suite, il aurait dû lui demander si elle comptait le lire elle aussi. Il s’en voulait, mais elle ne ratait pas grand-chose.
-Tu es un peu à cran, il me semble. Tu veux fumer ta pipe ?
-Ah ce serait adorable. Guenièvre alla la chercher. Il lui était, depuis peu à nouveau autorisé de fumer. Sans que l’on sache exactement pourquoi, le gouvernement avait levé l’interdiction de consommation de tabac. Guenièvre arriva la pipe à la main. Il l’aimait tendrement et elle aimait s’occuper de son mari. Elle savait qu’il aimait faire le vide le matin et partir serein au travail. Il la trouvait belle, si belle, avec ses cheveux longs et son sourire discret. Il s’assit alors sur le confortable siège du salon et elle vint se mettre sur ses genoux. Cette position n’était pas très pratique pour fumer la pipe mais ils appréciaient tant se cajoler longuement.
-Savais-tu que 2038 fut la dernière année où homme a gagné un concours littéraire ? lui dit Guenièvre.
-C’est vrai ? Peut-être que c’est le même qui a écrit ce dernier livre imprimé… ils rigolèrent naïvement.
-J’espère que tu ne vas pas rentrer trop fatigué du travail, ce soir, dit elle en caressant le torse de son mari à travers sa chemise entrouverte. Coquinement, ils se regardait, ses cajoleries étaient agréables.
-J’espère pas non plus, lui dit-il en la scrutant d’un regard lourd en sous-entendus.

Le réveil de sa montre sonna alors. Décidément, cette lecture lui avait pris plus de temps que prévu.
-Pardon ma chérie, mais je dois y aller. Je retrouve Yohann en ville pour boire un verre avant le boulot, lui dit-il en l’embrassant.
-Amuse-toi bien, et ne rentre pas trop tard. Je vais faire du rôti ce soir. Il se serrèrent fort dans les bras.

Galaad et Yohann s’étaient connus lors de leur cérémonie d’immortalité. C’était ainsi que l’on nommait la célébration du dix-huitième anniversaire des humains. Tous les adolescents de la ville atteignant la maturité ce jour-là étaient conviés à une grande fête où ils signait le « serment de non-décès », une attestation officielle remplaçant celle de leurs parents, qui était enregistrée sur leur puce personnelle et permettant au personnel hospitalier de leur remplacer les organes sans devoir demander leur consentement au préalable. C’était particulièrement pratique pour les victimes d’accidents qui, inconscientes, ne pouvait activement montrer leur approbation pour se faire remplacer membre, organe ou tout autre morceau par des prothèses. Cette cérémonie n’était, certes, qu’une formalité, mais une tradition en était née. C’était, après tout, une nouvelle excuse pour faire la fête. Seuls quelques objecteurs de conscience étaient décidés à « rester humains » et n’acceptaient pas qu’on leur remplaçât quelque portion du corps que ce soit. Bien longtemps, à cause d’eux, on n’eût le droit d’apporter des modifications au cerveau et c’est par leur initiative que cette « cérémonie d’immortalité » avait été mise en place. Auparavant, on remplaçait systématiquement tout débris tombé chez un humain. Mais eux, de manière incongrue, préféraient mourir ou rester estropiés. Sans surprise, ils se faisaient de plus en plus rares.
-Deux perroquets ! demanda Yohann sans plus ample politesse. Alors, il était bien ?
-Bof…la lecture était vraiment déplaisante et l’histoire, je m’en souviens à peine. Tu l’as lu toi ?
-J’ai l’air d’avoir du temps à perdre ? Si un jour ils en font un film, ouais, pourquoi pas. Mais attendre de moi que j’apprenne à lire pour apprécier cette… relique alors là, non. T’as appris où à lire, toi, d’ailleurs ?
-Ben… c’était y’a longtemps maintenant… Mais je me suis toujours un peu intéressé à l’histoire. Alors, comme on a tout le temps qu’on veut maintenant, je me suis dit que je voulais lire les originaux et pas que croire tout ce que me raconte International Geographic. Tu savais que du temps de nos parents, un tiers des humains devait travailler ?
-Sans blague ? La serveuse arriva avec les deux perroquets et les posa sur la table en souriant. Ben c’est pas trop tôt, dit alors Yohann. Il ne reçut qu’un sourire gêné et un discret excusez-moi comme réponse. Ça fait un bout de temps qu’elle n’a pas reçu sa mise à jours celle-là… Mais un tiers ? C’est énorme. Tu sais que tu es le seul que je connais qui travailles encore ?
-Ouais, c’est assez prenant et compliqué mais heureusement qu’on a plus besoin de sommeil. Combien de millénaires a-t-on été esclaves de nos besoins primaires ? La remarque de Yohann lui revint alors à l’esprit : Pourquoi tu dis ça, la mise à jour ?
-Ma remarque déplaisante, c’était un test. Déjà, c’est rare que les jobs aussi emmerdants que serveuse soient tenus par des humains. Alors en plus, quand t’es aussi agréable et que t’évites la confrontation avec un connard comme moi… c’est un androïde, je pourrais presque lui mettre une mauvaise note sur gogol, c’est à la limite de briser le contrat.
-Y’a pas tout le monde qui remarque que c’est un androïde, et bientôt elle aura sa mise à jour. Et elle osera te remettre à ta place, dit Galaad avec un sourire. Il se leva et saisit sa veste. Tu as pris du poids dis donc…
-Ouais je vais me faire enlever tout ça tout à l’heure, dit-il en lui serrant la main. Tu en penses quoi ?
-De quoi ? répondit Galaad, curieux.
-De mon bras ! Haha ! Ils me l’ont posé hier. On voit vraiment pas la différence, non ? Les mains encore serrées, Galaad scrutait longuement le bras de haut en bas. Impossible d’y voir une cicatrice de lien avec la partie encore biologique, la couleur et la textures étaient parfaites, les poils indiscernables de vrais. Du coude jusqu’à la main, elle comprise, plus rien, même pas l’os n’est à moi, dit, hilare, Yohann. J’ai la force de trois ours, m’a dit le docteur. Je sais pas ce que ça veut dire, mais j’ai compris que je suis très puissant. Adieu la muscu ! Ce que Yohann appelait « la muscu » était en fait des séances de mouvements que des machines, trimbalant le corps dans tous les sens, faisaient faire aux humains pendant qu’ils regardaient un film, totalement immergés dans la réalité virtuelle, ne remarquant pas même les piqûres de protéines et de testostérone qu’ils recevaient. Galaad, souffrant de nausées, n’avaient essayé qu’une fois et l’avait amèrement regretté. Il n’aurait jamais le corps d’apollon des autres hommes, mais tant pis. Il fallait bien se garder quelques défis, et difficultés, dans la vie.

Après que Galaad et Yohann prirent congés l’un de l’autre, notre protagoniste se rendit dans sa voiture de fonction, avec chauffeur, qui l’attendait déjà dehors. En chemin, il passa devant une grande bâtisse qu’il ne connaissait que trop bien : la « retraite pour anciens et anticonformistes ». Ceux-là étaient atteint de sénilité aigüe et ceux-ci d’accès de lucidité, tous deux intraitables avec les moyens de la médecine conventionnelle. Il s’agissait d’un problème qui prenait toujours plus de place : il fallait construire encore et encore plus de ces hôpitaux psychiatriques. Les tumeurs au cerveau laissant de gros trous béants, les synapses fondants à cause d’implants défectueux ou enfin les télomères se raccourcissant fatalement toujours plus, les cerveaux des plus anciens étaient toujours moins fonctionnels. Au contraire des autres parties du corps qui, constamment remplacées, étaient par contre en parfait état de marche. Euphémistiquement, ces patients étaient un esprit simple dans un corps sain. Ils étaient toujours plus nombreux, car bien que la recherche fît d’énormes progrès, elle était maintenant confrontée à des difficultés que l’on savait insurmontables. Toutefois, les scientifiques étaient en passe de contourner la quadrature du cercle en faisant, en quelque sorte, une copie de la conscience et de la personnalité des gens et en l’implantant dans un cerveau factice, qu’on placerait alors dans la tête… et le tour était joué. La technologie était là mais les humanistes, pénibles comme à leur habitude, criaient sur tous les toit que ce simili-cerveau ne permettait pas de ressentir, juste de simuler les émotions vers l’extérieur. Ces mêmes humanistes étaient d’ailleurs bien souvent logés à la même enseigne que les petits vieux, dans ces hôpitaux psychiatriques. Il s’affaiblissaient toujours plus et refusaient catégoriquement de signer le serment de non-décès. Alors, le personnel hospitalier étant déjà qualifié pour s’occuper de personnes faibles et insensées, on les mettaient dans ces cliniques où ils côtoyaient dès lors, des zombies mécaniques fort peu enclins à la conversation, avant de mourir de vieillesse. Comble du ridicule, le propre psychiatre de Galaad avait fini dans l’une de ces cliniques, finissant par se tuer en court-circuitant son cœur de titane.

« Baicent, vivez simplement » ce slogan en devenait presque écœurant, pensa Galaad en entrant dans le gratte-ciel, reconnaissable entre mille. Les deux géants chinois ayant fusionné en milieux de siècle, l’entreprise marchait plus que jamais. À la pointe de la technologie dans tous les domaines, le monopole était devenu mondial après le rachat de gogol, dernier concurrent de taille. Les nombreux exploits de Baicent étaient devenus omniprésents au quotidien : le bras de Yohann, déduisit rapidement Galaad, était le modèle dernier cri dont se vantait tant le secteur santé. Films en full immersion, musculation automatique, sommeil en poudre instantané, humains de synthèse, mais encore ascenseur spatial, hélicoptères personnels et automatiques, soleil artificiel ou « armes intelligentes à mort douce et humaine », Baicent semblait n’échouer nulle part. Galaad se dirigea vers l’ascenseur discret à double vérification d’identité, direction le cent-troisième sous-sol. Là se trouvait son centre de recherche, hautement secret et sécurisé. Après une longue descente, les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur un couloir, au bout duquel se trouvait l’énorme chambre accueillant en son centre un gigantesque ordinateur. Devant lui, sur une console qui paraissait minuscule en comparaison, un homme frêle mangeait des chips en se balançant sur sa chaise de bureau.

-Méléagant, rapport. Galaad devenait méconnaissable au travail, cet homme si courtois devenait sérieux et presque austère dès que les portes du bunker se fermaient derrière lui. Son subordonné lui répondit rapidement sous le stress.
-Euh, oui bonjour chef ! Alors, euh… l’étude sur la captation de personnalité par implant crânien a été concluante, on a de grande chance d’y arriver à distance en réutilisant et détournant les capteurs externes B6Z35 de nos autres machines. Cette nuit, nos services ont aussi…
-Quelles machines utilisent ces capteurs ? interrompit sèchement Galaad.
-Euh… sauf erreur… Méléagant parlait en typant anxieusement sur son clavier. Euh, oui c’est ça, toutes. Le processeur central, standard depuis trois ans, n’est compatible qu’avec ceux-là et ça fait donc quelques années qu’on ne trouve plus que ce modèle…
-Cela équivaut à combien de machine. Galaad ne prenait même pas la peine de ponctuer correctement ses questions.
-En absolu, des milliards. En chiffres relatifs, environ 80 à 85 pour cent de celles utilisées quotidiennement. Y’en a partout de ces machins, lunettes VR, téléphones, écrans, tout.
-Même nos frigos, lampadaires, antennes à hautes puissance. C’était à nouveau une question.
-Je crois… oui. C’est juste que si l’appareil est à distance ou moins puissant ou pas très utilisé, il mettra plus de temps à collecter les données…
-Combien de temps. Méléagant dût réfléchir longuement avant de répondre.
-Euh… six… heures ?
-Parfait, lancez la collecte de données après la pause de midi.
-Sans l’accord de la hiérarchie ?
-C’est moi votre hiérarchie, dit Galaad en se dirigeant vers son bureau. Galaad n’aimait pas que les choses traînassent, et une main de fer, au sens figuré, était le meilleur moyen de faire avancer les choses. « Mieux vaut être craint qu’aimé » se répétait-il chaque matin dans l’ascenseur. Il pouvait être aimé à la maison, au travail il fallait avancer sans retard. Car ce qui le différenciait des loques, des flaques entièrement dépendante des machines, c’était ce qu’il avait en vue d’accomplir ici, au cent-troisième sous-sol. Il devait marquer l’histoire, œuvrer pour le bien commun. C’était peut-être bien le point commun de tous les grands hommes. Non c’était même la définition de ce que c’est, que d’être humain. Et humain, il voulait l’être. Ce n’était pas les prothèses ou les organes de remplacement qui différenciaient les humains des autres. C’était bien un problème de principe. Vivre, réellement, pour rendre le monde meilleur que ce qu’il était, ou profiter inlassablement des bas plaisir de l’existence ? Ces gens n’avaient-ils ne serait-ce qu’une raison de vivre ? Vivre parmi ses pairs et se rendre utile envers la communauté, ça les machines savaient très bien le faire, mais non ! il fallait faire le choix du bien, et le faire d’autant plus au détriment de soi-même. Mais les machines ne pouvaient choisir, elles ne pouvaient que faire ce pour quoi elle étaient programmées. « Humains de synthèse », en voilà un terme politiquement correct à en faire vomir plus d’un. Galaad méprisait ces androïdes, bien qu’il dût le cacher. Ce serait un faux-pas extraordinaire de la part d’un homme si haut placé chez Baicent, si cela venait à se savoir, il serait viré, c’en était sûr. Il rédigea donc un courriel à la direction leur faisant part des avancées séduisantes de son programme. Officiellement, il devait aider à mieux comprendre la psyché des humains et pour ainsi créer des personnalités synthétiques ressentant réellement (quel oxymore !) des émotions, mais les plans réels n’en étaient que plus différents. Sauvegarder des humains, en recréer virtuellement sur la toile, comprendre ce qu’est véritablement l’âme et en reproduire sans les contraintes de la matière. Les possibilités de ce projet étaient énormes, tout comme la pression sur les épaules de Galaad. Il avait dû faire miroiter toutes ces options devant la direction pour obtenir les fonds nécessaires et l’accord des plus haut placés pour lancer ce projet hautement illégal. Mais son plus grand rêve était de créer une gigantesque intelligence collective regroupant tous les humains. Une entité parfaite, tout à la fois commune et individuelle, infinie et microscopique, et lui donner les rênes de la société. L’apogée du philosophe roi, incorruptible et parfait.

Fantasmant sur son rêve, il en oublia presque les difficultés actuelles. Pour que le projet soit optimal, il fallait absolument récolter les données d’un maximum d’humains sur terre. Or certaines villes d’Afrique n’étaient pas encore toutes équipées de leur lampadaires Baicent. Il fallait convaincre la direction de leur faire une offre alléchante, et même plus que les lampadaires, complètement tarir les options hors Baicent, rendre la vie sans smartphone impossible, banaliser l’usage de la musculation automatique ou de stations de visionnage en immersion complète. La route était encore longue mais là c’est nul, c’est ridicule ce que j’écris, ça va pas du tout. Mais voilà quoi, essayez de me comprendre, j’ai pas choisi d’écrire ça. Et d’ailleurs je ne choisis rien du tout, si vous croyez encore au libre arbitre, vous êtes un imbécile heureux. Mais bref. Évidemment, quand Joël fait un interlude et nous parle de son enfance, ben ça fonctionne, même si ça détruit tout l’univers construit. Parce que… Parce qu’il a du talent quoi. Il est à l’aise sur scène, ça se voit : il joue même avec les sous-titres en anglais. Alors je suis convaincu qu’il a jamais entendu parler d’éléments extradiégétiques mais passons. Moi je peux pas vous parler de mon enfance. Enfin oui, je peux mais qui ça intéresse ? J’ai pas grandi parmi les porcs ou les vaches, j’ai grandi parmi les suisse-allemands. Alors oui, c’est drôle, j’en entends déjà dire « mais quelle différence ? » haha, on me l’avait jamais faite. Mais sérieusement, ceux qui se moquent le plus des suisse-allemands sont ceux qui les ont le moins côtoyés. Du coup, non, j’ai pas vu d’animal mettre bas, ou un vétérinaire enfoncer son bras entier dans l’anus d’une vache quand j’étais petit, non, je suis pas devenu boulanger avant de faire du théâtre, j’ai pas du garder de gamin insupportable quatre fois plus intelligent que moi. Mais merde ! c’est pas un crime d’être normal ! Bon, Joël le prendrait sûrement mal, mais il est normal, je me corrige, il est peut-être pas très commun. Voilà, « commun » c’est mieux. Y’a des gens moins communs que lui, certes, mais lui il était là hier, à jouer une pièce devant nous et… et il a grandi parmi les vaches et les porcs. Moi je viens d’une famille standard, mes parents sont adorables et fonctionnaires, et la plupart des gens étants communs (car c’en est bien la définition de « commun »), et bien il y avait beaucoup de chance pour que vous lisiez un texte venant de quelqu’un de commun, plutôt que venant de quelqu’un de… y’a pas un mot pour ça ? google… antonyme commun… excentrique. Voilà, c’est un beau mot pour Joël, ça, « excentrique ». en dehors du centre… du centre de quoi ? Du centre de l’attention, ça sûrement pas. Tout le monde pendait à ses lèvres hier. Du centre névralgique de la société, oui c’est mieux. Mais moi, non. Moi alors le centre névralgique de la société je suis en plein dedans. Alors oui, je peux vous raconter deux trois anecdotes drôles ou extravagantes : j’ai passé, un peu par erreur, tout un après-midi à faire un culte avec une secte, j’y étais vraiment pas à ma place. Et une fois, j’ai vu un chat passer sous la moissonneuse batteuse et se faire couper les quatre pattes. Le pauvre, il essayait de courir sur ses moignons, on a dû l’abattre et je suis allé l’enterrer dans la forêt. Et pis une autre fois, ben je sais pas quoi ! pfff… ah non ! ça je peux pas leur dire. Quoi, j’y ai pensé donc je l’écris ? ça fait partie du pacte de lecture ça ? Ben Joël il s’en fiche bien, j’ai l’impression, du pacte narratif, ou de son « contrat de duperie volontaire ». Alors non, je leur dis pas, et d’ailleurs ils s’en fichent mais royalement ! parce que je suis pas sur scène… alors forcément un type qui soliloque au milieu d’une nouvelle, ça fait bizarre. Je pourrais faire comme lui, y raconter des grossièretés, mais de toutes manières, ça en devient trop long [1] et vous avez compris mon propos : Je le dis et j’ai pas honte, j’ai pas aimé son interlude. Cette métaphore filée touche donc à sa fin. Et je n’ai qu’à le dire UNE fois moi, pas comme Galaad qui dut répéter quatre fois que le feu était vert. C’était vraiment étrange, jamais son chauffeur personnel ne faisait de faute, mais là il avait l’air complètement endormi. Il était complètement impossible de le réveiller, alors Galaad ouvrit la porte pour s’approcher de la fenêtre conducteur mais à peine sorti :

-Galaad ! Ça fait un bout de temps dis-donc !
-Ah, Yohann, bonjour. Excuse-moi mais mon chauffeur n’a pas l’air d’aller très bien.
-Bah, t’en fais pas. S’il a vraiment un problème, sa puce l’aurait remarqué et elle aurait appelé les secours. À moins que ce soit un bug…
-Sûrement pas ! Eustache est humain, c’est inquiétant, j’entends pas les secours…
-Humm… pas si sûr… Galaad ne comprenait pas, mais en suivant le regard de Yohann, il s’aperçut que les yeux d’Eustache brillaient d’un bleu surréaliste. Ben voilà, il faisait juste une mise à jour ! dit Yohann, hilare comme à son habitude. Chauffeur, au café Sinaï ! Allez, viens Galaad, on va en boire une. Montant à nouveau dans la voiture, Galaad semblait surpris, même désemparé.
-Je n’avais jamais remarqué qu’Eustache était un humain de synthèse. Galaad était encore sous le choc.
-Ça me semble logique, comme c’est ton boulot qui te le paye… Et y’a que Baicent qui puisse se payer des androïdes avec le semblant de conformité optimal.
-Les androïdes avec un tel niveau de mimétisme sont extrêmement rares, Yohann, répondit Galaad, toujours incrédule.
-Dans les bars, je veux bien, ça sert à rien et c’est trop cher. Mais quand j’ai été voir mon pépé, l’autre jour, à la retraite pour vieux, ben toutes les infirmières étaient très « humaines » en plus d’être canons. C’est Baicent qui la possède d’ailleurs, non ?
-Euh… oui. Je sais pas si je connais une seule enseigne qu’ils ne possèderait pas. Eustache… Androïde. Cette pensée lui glaçait le dos.
-Vous êtes arrivés à destination, dit le chauffeur d’une voix robotique. Cela surprit Galaad, qui n’eut pas plus le temps de réagir que cela, Yohann l’appelant déjà depuis l’intérieur du café. Ils s’assirent et commandèrent, comme à leur habitude, deux perroquets. La serveuse prit, comme à l’accoutumée, son temps pour leur amener leurs breuvages, ce qui ne manqua pas d’énerver Yohann à nouveau :

-Ben c’est pas trop tôt, dis donc ! Aucune réponse, pas même un sourire. La situation était presque surréaliste. Yohann était encore étonné du manque de réaction de leur serveuse habituelle. Ne sachant exactement comment réagir, il regardait Galaad. Lui, était carrément ébahi. Ça va pas, Galaad ? Lui demanda Yohann.
-T’entends ?
-Quoi ?
-Rien… il ne se passe rien. Le café est rempli et personne ne parle, ou ne discute. La serveuse habituellement débordée est là, derrière son bar, le regard dans le vide, à attendre. Elle marchait mécaniquement en venant nous servir, elle nous a même pas demandé si ça allait bien en prenant la commande. Quelque chose clochait. Les … « gens » étaient assis à leur table et attendaient, eux aussi. Ils n’avaient même pas de boisson devant eux.
-Galaad, il se passe quoi, là ? De l’autre côté de la vitre, la vie ne suivait pas son cours. Tous les passants étaient là, debout, droit comme des i. Mêmes les chiens, qui auraient dû gambader çà et là, se tenaient les quatre pattes bien tendues. Aucune voiture ne circulait, toutes étaient parquées, le moteur à l’arrêt et leurs chauffeurs, scrutant droit devant eux, ne sortaient pas.
-J’en sais rien. Il se leva et voulut sortir, la serveuse le rattrapa avec une vitesse ahurissante :
-Vous n’avez pas payé. Ahuris, Galaad et Yohann se regardèrent lentement, puis Galaad tendit son poignet. La serveuse lui demandait s’il comptait payer un ou deux perroquets. Il répondit les deux, puis elle scanna la puce intradermique et retourna derrière le bar. Galaad croyait flancher, il sortit, suivi de près par Yohann. Le temps semblait s’être arrêté. Il s’approcha d’une dame bien habillée, promenant son chien sur place, immobiles.
-Excusez-moi.
-Oui ? répondit-elle. Yohann les regardait, quelques mètres en arrière, étonné que Galaad s’adresse à une inconnue, et surpris qu’elle lui réponde. Aborder les gens dans la rues faisait parties des mœurs d’une autre époque.
-Vous faites quoi ?
-J’attends, dit elle sèchement.
-Vous… attendez quoi ?
-Rien. Galaad se tourna vers Yohann, il avait très bien entendu la conversation. Galaad comprit, par leur échange de regards, que Yohann n’entendait rien non plus à cette conversation. Il se tourna alors à nouveau vers la femme :
-Pourquoi attendez-vous ?
-Parce que je n’ai rien à faire.
-Et pourquoi n’attendez-vous pas chez vous alors ?
-Car je n’ai rien à y faire. Galaad se figurait bien qu’il parlait à un androïde, mais dans ce cas, ces centaines de passants, immobiles, étaient-ils, eux aussi, synthétiques ? Yohann s’était approché de lui :
-Gal…Galaad, il se passe quoi ?
-Je n’en suis pas sûr. Il regardait au loin. Un homme était entré sur la rue en courant, en peignoir et les cheveux encore mouillés. Il lui manquait une pantoufle au pied droit. Il criait, pleurait, riait tout à la fois :
-Tous ! Vous en êtes tooooouuuus ! Ahahahaaaaaa… Il s’approchait de Galaad et Yohann, qui, incompréhensifs, l’observaient. Vous en êtes, hein ? Vous aussi ! Vous en êtes tous ! Je suis dans un rêve ! Enlevez moi mes lunettes ! Il portait les mains à ses yeux, vainement. Noooon ! Non… Je ne peux pas être le dernier. Il disparaissait maintenant au loin, courant toujours.
-Rentre dans la voiture avec moi, Yohann. Le chauffeur les attendait, sans surprise, quelque mètres plus bas. Les deux hommes s’assirent à l’arrière et Galaad alluma l’écran, habituellement transparent car éteint, qui les séparait des sièges avant. Ils tombèrent sur la chaine d’information en direct. À l’écran, deux présentateurs d’un journal, un homme et une femme, assis devant un globe terrestre virtuel. La femme parlait d’un ton monocorde et mécanique en observant fixement la caméra :
-…rnière mise à jour de Baicent, imposée par les nations-unies, a la particularité de ne plus faire simuler de traits sociaux aux humains de synthèse. Le comportement ainsi que les paroles des androïdes ne devront plus être en mesure de leurrer les hommes. Ils ne feront, en outre, que ce qu’il leur sera dit de faire. Les nations-unies ont ainsi cédé face aux humanistes qui prétendaient que le contrat de duperie volontaire était contraire aux droits de l’homme, faisant se complaire les humains dans le mensonge et l’illusion d’une vie…
Le présentateur ne décrochait pas son regard de sa collègue. Il était très mal à l’aise et ne savait que faire. Galaad éteignit sèchement la télévision.
-Hé ben… dit Yohann en soupirant.
-J’aurais dû être mis au courant… Plus que choqué, Galaad était pensif, inquiet. Il se grattait la barbe lentement en regardant dans le vide.
-Ah ben ouais, tu travailles chez eux, pourquoi ils t’ont pas dit que y’aurait cette mise à jour ?
-C’est pas mon secteur. Et ils ont dû prendre la décision dans l’urgence. Il y a dû avoir des manifestations, peut-être des attentats. Ces humanistes sont prêts à tout. Il lâcha sa tête, regarda Yohann et dit : Je te dépose chez toi, je vais passer au boulot, voir pourquoi ils ont fait ça…

« Baicent, vivez simplement », il n’avait pas le temps d’être insupporté une fois de plus par le slogan. Le hall d’entrée du centre de Baicent était rempli de gens debout, attendant. Il les contournait et prit l’ascenseur du centre, passant sa puce sur le lecteur. Il disposait de l’autorisation spéciale pour se rendre au 777ème étage. Il sortit de l’ascenseur et se dirigeait vers l’unique porte au fond du couloir. La secrétaire attendant près de l’ascenseur lui demanda s’il avait rendez-vous. Il répondit qu’il n’avait pas le temps. La secrétaire se déplaça si vite devant lui, qu’il eut l’impression qu’elle s’était téléportée :
-Vous ne pouvez voir le directeur sans rendez-vous. Sa voix robotique trahissait sa nature.
-Poussez-vous. Galaad posa sa main sur l’androïde pour l’ôter de sa route, mais elle était inamovible. Frêle et petite, elle était pourtant bien plus forte que lui. Elle le défiait du regard, Galaad était très mal à l’aise.
-Euh, bien. Pouvez-vous demander à Monsieur Lin s’il a le temps de me voir ? L’androïde continuait de le regarder fixement, il ne se passa rien. Assez longtemps. Galaad, confus, ne savait où se mettre. Finalement, l’androïde réagit :
-Monsieur Lin est débordé, il n’a pas le temps ou l’énergie de vous recevoir.
Jetant les bras en l’air, Galaad reprit l’ascenseur. Il était vrai que, probablement, le directeur était assailli de téléphones du monde entier, Galaad ne devait pas être le seul surpris ce jour-là. Dépité, il se rendit directement au sous-sol. En entrant dans son laboratoire, devant le supra ordinateur quantique, Méléagant mangeait des nouilles.
-Hé ben si y’en avait bien UN que j’espérais être secrètement une machine, c’était vous, cria-t-il en voyant son subordonné. Méléagant, le regardant sans comprendre, aspira sa fourchettée de nouilles.
-Pardon ?
-Vous êtes pas au courant !? Dehors, tout le monde, ils sont… Galaad s’arrêta, baissa son bras. Vous êtes pas sorti depuis combien de temps, Méléagant ?
-Euh…
-Bref, oubliez. Il y a… juste beaucoup plus de gens qui son androïdes que ce que je croyais.
-Ah ouais, je sais. J’ai une amie au département « Bien-être, santé et environnement » qui m’a dit que beaucoup de gens qu’on croisait dans la vie de tous les jours étaient des androïdes. En fait, les modèles indiscernables des naturels sont plus nombreux et disponibles depuis plus longtemps que ce qu’on croyait. Alors on les a lâchés dans la rue pour la repeupler au fur et à mesure que les retraite à vieux se remplissaient…
-Vous saviez !?
-Hé calmez-vous. Ben oui quoi, mais ça doit pas être énorme…Galaad était sidéré. D’autres questions le taraudaient cependant :
-Pourquoi y a-t-il autant de cyborgs qu’on repère aussi facilement alors ? Pourquoi n’y a-t-il pas que des androïdes indiscernables ?
-Ben… euh… Je sais pas, ça ferait louche de ne croiser que des gens normaux. Pour parfaire l’illusion, faut rajouter quelques modèles anciens dans le tas. Comme ça on se dit que tous les autres sont des naturels… En fait, c’est classifié ce que je vous dis, vous le répéterez pas, hein ? Et j’ai même pas eu le temps de vous dire, New Mombassa a fini d’installer nos lampadaires la semaine dernière. La récolte de données peut commencer, parce qu’en plus nos smartphones plus attractifs ont…
-JE M’EN FOUS DE LA RÉCOLTE DE DONNÉES ! OK ? Je suis en train de vous dire que toute la ville est peuplée d’humains synthétiques et vous pensez qu’à votre boulot ! Méléagant était sidéré. Il n’avait jamais vu son chef dans cet état. Galaad soupira, puis il indiqua son clavier de la main.
-Là, recherchez. Combien y’a d’habitants dans cette ville ? Méléagant se mit à taper sur son ordinateur. Devant eux, sur le grand écran holographique, s’affichait son résultat : 32’561’828.

-Bon maintenant enlevez les humains de synthèse, commanda Galaad. Méléagant le regarda, un peu dubitatif. Je sais très bien que vous arrivez à vous introduire dans les fichiers des autres services, je m’en fous que ce soit interdit, je vous ordonne de le faire, dit Galaad un peu énervé. Méléagant se remit alors à taper sur son ordinateur, puis s’arrêta. Galaad lui demanda pourquoi.
-Ben en fait, ça c’est déjà sans les androïdes. Officiellement, c’est pas des habitants.

Galaad était surpris. Rien ne faisait sens : certes la ville était grande, mais si tous les passants étaient des androïdes, où était les humains ? L’esprit de Galaad esquissa alors une idée sordide :

-Combien y a-t-il d’habitants dans les retraites ?
-Les maisons à vieux ? Galaad acquiesça, et Méléagant chercha. « 31’899’037 » annonça-t-il, fier d’avoir trouvé si vite. Galaad le regardait, ahuri. « Abruti ! Vous comprenez ce que ça veut dire ? Y’a plus personne dans cette ville qu’est humain ! » avait-il envie de lui crier. Le choc de la nouvelle était trop fort. Mais où étaient tous ces vieux ?

-Vous… Galaad avait de la peine à trouver ses mots.
-Oui ?
-Vous arriveriez à me montrer les retraites sur une carte ?
-De la ville ? Humm… oui, je devrais y arriver. Une carte en trois dimension s’afficha alors. Les bâtiments en rouge indiquaient les retraites : la ville en était remplie. Toutes les écoles, tous les bâtiments de l’administration, des quartiers entiers d’HLM, ainsi qu’un volume sous-terrain gigantesque. Du rouge, partout, sur toute la carte. On cachait les vieux… et on les remplaçait par des machines.

-Autre chose ? Galaad regardait Méléagant, encore plus ahuri à l’idée que ce jeune homme ne réalisait pas le sérieux de la situation. Il fallait occuper cet imbécile heureux, si avide de travail.
-Euh… ben oui. Trouvez moi les statistiques pour le reste de la planète, les proportions d’habitants actifs pour ceux en retraite. Le nombre d’androïdes aussi dans chaque ville. Lancez en même temps les dernières récoltes de données pour les habitants auxquels nous avons maintenant accès, et compilez les données des différentes personnalités et intelligences…
-D’accord. Et il se mit au travail. Galaad n’en revenait pas.
-Je vais… prendre l’air.
-À tout à l’heure, dit Méléagant sans quitter son clavier des yeux.

Galaad sortit du bâtiment, toujours entouré de centaines d’individus immobiles. Il entra dans sa voiture et indiqua au chauffeur de se rendre chez lui. Le trajet serait rapide. Aucune voiture ne circulait dans cette ville au trafic habituellement si rude. En chemin, ils croisèrent quelques fous qui criaient. Certains frappaient violement les androïdes avec des battes ou des marteaux, criant au mensonge. Des amas d’humains s’étaient formés, et marchaient dans la ville en manifestant fort leur mécontentement. Il valait mieux ne pas traîner.

Arrivé à destination, Galaad ne savait plus quoi penser. Il sortit de la voiture et se dirigea vers sa porte. Il entra et expira un long soupir.
-Chérie !? lança-t-il en ôtant sa veste. La réponse ne se fit pas attendre.
-Bonjour. Mari. Guenièvre, assise au salon, ne se retournait même pas. Assise devant la télévision éteinte, elle attendait. Pétrifié, Galaad la regardait. Il ne pouvait le croire, même elle ? Sa tête tournait, il tombait debout, n’avait plus aucune force. Il n’aurait jamais dû rentrer, il aurait dû s’y attendre, ce n’était pas possible, ce ne pouvait être vrai. Il sortit, erra jusqu’au gazon, synthétique lui aussi, et s’y affala.

Il fallut attendre que les émeutes se calmassent. Les journaux télévisés ne parlaient plus que de cet évènement, partout on lisait « le Happening ». Tout le monde se disputait, à savoir si ce dure réveil était une malédiction ou un mal nécessaire. Se réveillant à l’arrière de sa voiture, Galaad renversa en se soulevant, une des nombreuses bouteilles d’alcool couchées à ses côtés. Elle tapissait maintenant le fond de sa voiture. Reprenant ses esprits il regardait dehors. C’était le petit matin, la ville s’était calmée. Il décida donc de se mettre en route et sortit de la voiture pour se mettre au volant. Une rage destructrice l’avait emporté et son chauffeur gisait maintenant au fond d’un caniveau. Il avait dû réapprendre à conduire, cela faisait bien 70 ans qu’il ne l’avait plus fait, mais il s’en sortait. Arrivé au siège de Baicent, il sortit de sa voiture et se dirigea vers le grand hall. Marchant sur les débris de verres, aucune vitre n’ayant survécu à l’ire de la masse, il contournait les amas de débris d’humains synthétiques pour arriver jusqu’à l’ascenseur. Les portes étaient en piteux état mais peut-être fonctionnait-il encore. Il passa sa puce sur l’interrupteur, aucune réaction ne se fit entendre. Il soupira puis les haut-parleurs résonnèrent :

-Galaad, c’est vous ? Dieu soit loué, vous ne m’avez pas abandonné. Prenez l’ascenseur de service et retrouvez moi dans mon bureau.

« 777ème étage, bureau de Monsieur Lin », Galaad n’eut pas même le temps de sortir que son directeur gras et en sueur, l’attendait à l’ouverture des portes :
-Nous devons trouver un moyen de faire machine arrière. La population est enragée, les nations-unies se tournent vers nous pour trouver une solution. Je ne sais plus quoi faire.
-Bonjour à vous, Monsieur Lin. Galaad était encore ivre et en piteux état : pas rasé et portant les mêmes habits depuis plusieurs jours. Monsieur Lin n’avait cependant pas le luxe d’être gêné par son odeur.
-Oui, Bonjour. Pardon. Écoutez, il faut faire vite. Je vais partir pour l’Antarctique avec l’hélicoptère de service d’ici quelques heures, ma sécurité m’y oblige. Comment avance votre programme ? Il faut qu’on se rachète auprès des humains, et votre programme les comprend au mieux. On saura exactement comment réagir pour les toucher, les charmer. Votre assistant m’avait également parlé d’une histoire de supra intelligence…
-Ah, il l’a fait ? Bon, ben oui. C’est possible. On sait fusionner des personnalités et si on avait suffisamment de données et un ordinateur assez puissant…
-Vous l’aurez ! Je dois urgemment présenter une solution possible à l’ONU. On utilisera celui du CERN. De combien de temps vous avez besoin pour les données ?
-Hé bien…

Les portes du cent-troisième sous-sol s’ouvrirent, Galaad et le directeur sortaient de l’ascenseur lorsque Méléagant les accueillit en criant :
-C’est pas trop tôt ! Ça fait 3 jours que je suis à bout de nouille ! Vous avez vu le bordel que c’est dehors ?
-Où en est la récolte de données Méléagant. Dit sèchement Galaad.
-Ben tout est là, j’ai tout compilé sur l’ordinateur.
-C’est déjà prêt ? Le petit directeur trémoussait sur place.
-La supra conscience collective synthétique vous dites ? Euh, ouais. Il manque deux trois bricoles, quelques petits ajustements, faut faire deux trois manips… et choisir une voix quoi, lui répondit Méléagant.
-Parfait ! Si notre entreprise échappe à la faillite, je vous promeus directeur de notre succursale de Shangaï. Et vous, Galaad, vous pourrez prendre ma place. Je n’ai aucune envie de remuer toute la merde qu’on a faite.
-Euh…. Cool ! Méléagant ne comprenait pas exactement ce qu’on attendait d’un directeur de boîte, mais espérait que cela impliquait de devoir rédiger des kilomètres de lignes de codes, et en paix. Galaad, quant à lui, restait muet, navré par les dires de ce pleutre.
-Sur ce, messieurs, je vous laisse. Le voyage jusqu’en Antarctique est encore long, et je n’aimerais pas vous retarder pour les « petits ajustements » qu’il vous reste à faire. Je donne votre contact à mes représentants à Genève, Galaad, vous verrez avec les Nation-Unies pour les détails.

Dodinant sur ses trop courtes pattes, Monsieur Lin se dirigeait vers l’ascenseur.
-Il y a vraiment tout qui est prêt ? s’étonna Galaad.
-Ben oui, comme vous ne reveniez pas, j’ai avancé tout seul. Et j’avais peur de sortir, alors j’avais pas grand-chose d’autre à faire. J’ai compris qu’il fallait se focaliser sur l’objectif de la supra intelligence quand Monsieur Lin a appelé ici pour la 4ème fois en demandant à vous parler urgemment. Désolé en fait, de lui avoir parlé de ce projet secret.
-Vous avez bien fait. Merci pour le travail. Vous avez incorporé toutes les personnalités ?
-Oui. Pourquoi… Ah merde ! Pardon je vais corriger cela. Je dois enlever les suicidaires, les fous et les animaux captés collatéralement. Ce serait un énorme bordel sinon, et si le monde se retrouve dirigé par un truc supra intelligents mais parasité par tous les vieux dans les retraites…
-C’est bon, je vais le faire. Vous avez assez travaillé. Préparez vos valises pour Shangaï plutôt.
-Ah ouais !? Trop ouf ! Merci beaucoup. À bientôt, j’espère ! Méléagant chantait en partant pour l’ascenseur. Galaad était dégoûté par ces sifflements : la situation du monde était bien trop grave pour se contenter de réconforts égoïstes.

Désormais seul dans le bunker, Galaad méditait. Il alluma l’ordinateur. Le fichier était lourd, très lourd, les consciences de plusieurs milliards d’êtres humains et quelques millions d’animaux. Les statistiques qu’il avait demandées à Méléagant étaient là, elles aussi. Il décida d’y jeter un coup d’œil. La situation du monde était moins grave que celle de la ville : 6 humains synthétiques pour un naturel et actif. C’était cependant toujours trop, ceux qui avaient été créés pour être leurs laquais les remplaçaient petit à petit. La natalité descendant toujours plus, les humains seraient bientôt tous confinés en retraite. La statistique était aujourd’hui de 75% de retraités. Que se passerait-il le jour où tous les humains finiraient dans les cliniques ? Les machines continueraient de faire tourner le monde, à vide. Sans que cela ne s’arrêtât jamais. C’était un bon réflexe de la part de Méléagant, de retirer les retraités du programme de supra-intelligence. Une intelligence pareille, à l’image du genre humain, pour faire des décisions rationnelles, pouvait tolérer un petit pourcentage de fous. Mais pas 75%, car ces gens ne demandaient, après tout, qu’à mourir. Paradoxalement, ils n’y arrivaient pas. Néanmoins, ce réflexe aurait été néfaste. Non, le programme était parfait comme ça, inchangé, accueillants tous les humains. Galaad était déjà impatient de voir son entrée en service. Il savait que son acceptation durerait peut-être quelques années, le temps que tous les pays de l’ONU se décidassent à lui faire confiance. Mais il était convaincu de faire le bon choix, et il attendrait. Sortant sa pipe, il s’assit à son bureau et observa longuement le fond d’écran de son ordinateur personnel : un paysage idyllique, remplit de nature avec le soleil se couchant à l’horizon, le contraste avec son bureau sous-terrain était marqué. Galaad posa alors les yeux sur un dossier que Méléagant avait dû amener pendant son absence se nommant « rapport sur la dernière mise à jour ». Plusieurs centaines de page, il n’en aurait pas eu la patience, alors il le prit et, dédaigneusement, le jeta au mixer. Oui, un gros bordel, pensa Galaad en allumant sa pipe, cette supra conscience collective synthétique « parasitée » par des milliards de séniles ne souhaitant que la mort. Mais un bordel parfait et nécessaire. Jamais, son souvenir de Guenièvre, l’accueillant d’une voix robotique, ne le quitterait.

[1] Comme ma bite !