Par Noé Maggetti
Proposition de critique créative sur le spectacle :
Imposture posthume / Texte, mise en scène et jeu de Joël Maillard / Arsenic – Centre d’art scénique contemporain / du 26 au 31 mars 2019 / Plus d’infos
Tu prends toujours trop, il faudrait apprendre à dire non, trois jours ce sera jamais assez pour faire le job, en plein week-end en plus on avait des projets, c’est pas cool, c’est vrai il a pas tort, il a rarement tort mais faut bien bouffer, et c’est pas comme si les mandats tombaient du ciel depuis que la boîte zurichoise s’occupe des daubes d’Hollywood qu’elle sous-titrait avant, alors bon, ma foi il faut bien quoi, on a voté non à ce putain de revenu de base, faut prendre ce qui vient, et de toute façon le ski ça coûte cher, et même si le chalet de Charles c’est gratis, il aurait fallu payer l’essence, l’abonnement, le pass télésiège et en plus c’est pas comme si la neige fin mars était réputée pour sa qualité. Donc, autant restée cloîtrée mais gagner du fric, on skiera ensemble l’année prochaine, et t’inquiète pas tu vas bien t’amuser avec Charles et ses potes, vous pourrez parler de ta copine chiante et de son job tout pourri qui lui gâche la vie, vous foutre de ma gueule, rigoler des meufs en général, de leur stress c’est votre truc non, mais oui c’est pour rire, évidemment j’ai pas d’humour, mais putain c’est pas toi qui vas rester enfermé tout le week-end, oui je sais que j’aurais pu dire non, bon Nico tu m’emmerdes profite de ton week-end, oui c’est ça, moi aussi je t’aime. Elle lui a quand même dit je t’aime avant de raccrocher un peu sèchement, mais il fallait se mettre au travail, rendez-vous dans vingt minutes avec ce Joël et son équipe, Google Maps dit trente-deux minutes jusqu’à l’Arsenic en utilisant un bus puis ses pieds, super première impression les sept minutes de retard, mais bon, elle courra les cent derniers mètres, entre Chauderon et le théâtre.
On lui avait déjà parlé de ce Joël, mais elle l’imaginait pas comme ça, plus grand, moins maigre, plus intello dans l’allure, peut-être avec des lunettes. En tout cas, quand elle entre dans la salle où le spectacle sera joué, elle est bien accueillie, on ne lui reproche pas ses minutes de retard, moins que prévu grâce à la course et à la précision parfois discutable de Google, on lui dit assieds-toi on peut se tutoyer et une fille au rôle un peu flou, qui s’occupe de la logistique, de la communication mais qui parfois aide aussi pour des choses « plus artistiques » lui fait un résumé de la situation, le spectacle de Joël va être joué dans une sorte de festival, un truc pour lequel elle avait vu des flyers dans un café, elle s’en souvient, et le public risque d’être assez international, donc les organisateurs du festival tiennent à ce que tous les événements soient sous-titrés en anglais, c’était pas prévu du tout à la base, c’est pour ça qu’on t’a appelée, Mathilde t’a chaudement recommandée, il paraît que tu bosses vite et bien, que t’es à l’écoute des artistes ; elle se dit que Mathilde l’a survendue, elle a très rarement fait du sous-titrage pour le théâtre, mais bon, ça devrait être faisable. Donc voilà, je te propose d’assister au filage d’aujourd’hui, et puis on te donnera le texte, il faudrait idéalement avoir une première traduction d’ici dimanche, trois jours c’est court mais ça peut aller, et puis ensuite la semaine prochaine on verra comment on synchronise ça avec le déroulement réel du spectacle, tu pourras aussi revoir ta traduction ensuite, évidemment, ça peut bouger. Alors du coup Joël t’es prêt ? On va commencer, je te laisse t’asseoir et regarde si tu penses pouvoir assurer ça, c’est un spectacle très bavard, très écrit, mais Joël aime bien improviser, c’est aussi ça qu’il faudra coordonner avec lui, enfin tu vas voir.
Elle est assise sur un siège un peu trop dur, et ça commence dans le noir. Des accessoires bizarrement éclairés, en bleu, une voix distordue, celle de Joël, on est dans le futur, l’an 2099. Elle commence à prendre des notes, c’est un long discours d’un archéologue du futur, les locutions anglaises lui viennent au fil du texte, elle prend quelques notes sans regarder son calepin, les yeux rivés sur la scène, récit enchâssé, c’est un homme du passé – donc d’aujourd’hui, plus ou moins – qui parle maintenant, Joël joue tous les rôles lui-même, passe d’un cadre temporel à un autre, le sujet c’est les intelligences artificielles, le monologue de Joël sera amusant à traduire, elle sourit régulièrement, rit même de bon cœur deux fois ; ça continue encore un moment, jeux de lumière et monologue, et puis soudain, c’est la rupture : Joël rallume les lumières, ça devient méta, il se met à parler de son enfance à la campagne, de l’élevage porcin de son père et de pratiques vétérinaires, Joël improvise, elle sent qu’il s’éloigne du texte, cette partie va être un casse-tête à sous-titrer, il faudra peut-être mettre quelque chose de général, the artist is talking about his childhood, et tant pis pour le public étranger, mieux vaut qu’il puisse improviser librement et ne pas risquer que les sous-titres aient l’air mal foutus, elle va lui proposer ça, pour cette partie. L’interlude joué dure une dizaine de minutes, Joël s’en donne à cœur joie, et mine de rien replonge dans le récit, il met en scène deux hommes du futur dans un bar qui parlent de leurs intelligences artificielles respectives, de leurs qualités et de leurs défauts, Joël a disposé deux chaises vides sur la scène et il fait les deux voix, là aussi, il improvise, il va falloir en parler avec lui, s’arranger pour que les sous-titres soient plus ou moins cohérents, trois jours pour les écrire ça devrait aller, mais la synchronisation va être laborieuse, Nico va lui en vouloir, c’est pas juste le week-end, mais tout le début de semaine qui va être consacrée à son job, au moins jusqu’à la première de mercredi. Le spectacle se termine par l’irruption d’une deuxième comédienne, elle incarne un androïde, au service de l’homme du passé du futur mais du futur du présent, elle s’embrouille avec ces temporalités, bref, le spectacle s’achève, les techniciens applaudissent, Joël sourit, il a l’air satisfait, tout fonctionne comme prévu ; elle le félicite, sourit et suit la troupe hors du du bâtiment, sort ses Camel et s’en allume une, il va s’agir de se mettre rapidement au boulot. Joël la rejoint, lui tend le texte de la pièce, la remercie pour sa disponibilité et lui demande si ça va aller ces sous-titres, elle lui dit oui oui on se voit lundi, on regarde ça ensemble, super, et puis elle serre la main à Joël, fait un signe aux techniciens qui fument dans un coin avec la fille qui l’a accueillie, et s’éloigne de la devanture du théâtre, pour aller travailler.