Par Brice Torriani
Une critique sur le spectacle :
L’Histoire mondiale de ton âme (Trou noir / N’importe qui / Les limitrophes) / Textes d’Enzo Cormann / Mise en scène de Philippe Delaigue et Enzo Cormann / Théâtre de Poche GVE / du 1er au 14 avril 2019 / Plus d’infos
Trois textes divisés en trois parties chacun. Ou plutôt, six pièces courtes. Ou encore six morceaux choisis parmi une anthologie de 99 récits. Telles sont les possibilités de décrire L’histoire mondiale de ton âme. Présentés à Genève sous une forme scindée en trois fois trente minutes, les textes d’Enzo Cormann s’enchaînent dans un élan vigoureux, dans une bourrasque qui retourne la salle par la dextérité des mots. Une ode à la simplicité ; ou plutôt à la complexité ; ou encore à cette recherche de sens que permet le théâtre.
Comme le théâtre peut être simple ! Trois comédien.ne.s, un peu de lumière en avant-scène et nous voici embarqués pour trente minutes de délectation théâtrale. Nul besoin de suspense, le dénouement de l’intrigue nous est dévoilé dès le départ. C’est le cheminement qui intéresse. Devant nous apparaissent trois personnages colorés par une misère attachante et noircis d’une innocence dérangeante. Comme sortis d’un conte naturaliste, la joggeuse trop curieuse, l’assassin enfant-sauvage et sa mère irresponsable mais aimante, tous peignent le tableau d’un fatalisme dont on ne peut s’extirper, puisque l’on connaît déjà la fin de l’histoire.
En découvrant la deuxième pièce, on croit passer de la torpeur de l’assassinat à l’angoisse d’une prise d’otage. Mais l’absurde et le comique viennent contrecarrer nos attentes, pour le meilleur. Roberto Garieri interprète avec dextérité deux faces antagonistes d’un même personnage, et l’on se surprend à savourer deux interprétations de deux textes quasiment similaires. Les personnages sont adroitement caricaturaux et magnifiquement vaudevillesques dans leurs rôles de jeunes mariés improvisés et de prostituée. Hélène Pierre envoûte dans son interprétation millimétrée de la cheffe d’entreprise pincée, autoritaire mais fragile, du moins le croit-on. Une aventure onirique qui contraste avec la brutalité de la première pièce par son apparente légèreté.
Apparente, car derrière la comédie se cache un sujet plus sérieux : la réinsertion carcérale. De même, la première pièce esquisse les affres de la vie de prolétaire. Enzo Cormann semble avoir à cœur de décrire les difficultés d’un environnement complexe et sans pitié. Dans la troisième pièce, c’est la crise économique grecque qui envahit l’intrigue. De même, l’auteur en personne jouant son propre rôle envahit la pièce, l’interrompt, dans un souci de clarté, mais aussi de recherche du bon jeu, du bon mot. On se concentre sur les tableaux d’une déesse tour à tour fouillant les poubelles d’un hôtel de luxe, ou décédant sur le perron d’un attaché culturel trop embourbé dans ses réflexions pour constater la misère qu’il enjambe. Le drame contemporain se meut en ode au théâtre, qui permet aux comédien.ne.s d’échapper à l’incertitude de la réalité extérieure.
Les personnages évoluent dans des mondes où l’on ne se comprend pas. Le dialogue se fait face au public, l’aparté en cherchant en vain le regard de son répondant. Le rêve perturbe les attentes. Le texte projeté sur la structure en fond de scène tantôt nous dévoile une intrigue que l’on avait déjà devinée, tantôt en brouille les pistes. On commence alors à douter de nos anticipations, comme les personnages doutent de leur mise en scène. Mais dans ces courtes histoires le refus du jeu est impossible, il n’existe pour les personnages aucune échappatoire à leur destin. Le seul refuge se situe dans le texte, qui seul permet l’acceptation de situations inconcevables.
Le texte, chatoyant, oscille entre un argot littéraire et des envolées de théoriciens de l’art. Le débit des comédien.ne.s est vertigineux, même si chez certains les mots semblent parfois s’échapper trop vite. On reçoit la parole en pleine face durant les deux premières parties, avant de retomber progressivement dans une contemplation de l’art de la scène. Lorsque la tirade se prolonge trop, un texte projeté en fond distrait notre attention, mais à regret, car l’émotion que dégagent les personnages suffit à nous tenir en haleine.
La scénographie laisse d’ailleurs une place immense au jeu d’acteurs. La scène est d’abord réduite à son minimum, comme pour mimer cet étouffement ressenti par les personnages. Puis elle s’élargit pour dévoiler une porte : il existe un au-dehors, mystérieux et hostile, et l’espace scénique n’est peut-être pas le pire des lieux à vivre. Enfin la structure se colore de vermeil et d’or, symboles de la violence, du luxe et de la décadence d’une société qu’il est bon d’exorciser par le théâtre.
La représentation de L’histoire mondiale de ton âme est fragmentaire, comme une œuvre disséminée çà et là par une soudaine explosion. Mais chacun de ces fragments semble faire écho aux autres, dans la cohérence d’une recherche de sens, dans un monde hostile et invraisemblable. Le format est alléchant et intelligemment présenté, car l’envie de découvrir les trois autres histoires, ou les six à la suite comme le propose également le Poche, fait plus que nous titiller. On s’y replongera sans doute, comme pour enfin comprendre ce qui au dehors des murs du théâtre semble si instable.