Une critique sur le spectacle :
VR-I / Chorégraphie et conception de Gilles Jobin et Artanim / Comédie de Genève / du 28 mars au 14 avril 2019 / Plus d’infos
La Comédie de Genève accueille ce printemps une création de Gilles Jobin et Artanim où le public assiste à un spectacle de danse dans un monde virtuel. Immergé·e·s pendant des séances d’une trentaine de minutes, les cinq spectateurs·trices décollent vers de nouveaux horizons tout en renouant avec des émotions pures et puissantes, avec un état quasiment primitif de découverte d’un monde inconnu.
Equipé·e·s comme des explorateurs·trices, voire comme des scaphandriers·ères aux portes d’un océan regorgeant de merveilles souvent décrites mais jamais perçues, les spectateurs·trices s’éveillent dans ce qui s’avère être une géode. Guidée par un opérateur technique, l’exploration débute par une constatation flagrante de la porosité troublante entre le virtuel et le réel : en se serrant la main virtuellement, chacun·e se la serre également dans la réalité. Ici, point de fiction, la notion semble lourde et pataude face à un effet de réel encore plus vrai que le vrai, face à cet autre monde conjuguant les sens(ations) avec une technologie de pointe. Libérés de la géode par un géant mais ancrés sur une chape de béton bleutée, les avatars du public passent d’un désert à un parc urbain après une halte dans un salon dont les murs sont recouverts de chefs-d’œuvre comme La Danse de Matisse. C’est dans ces différents espaces que des danseurs·euses se meuvent et offrent un spectacle d’art total, où tout participe à un geste artistique d’ensemble. Les avatars des artistes – dont celui de Gilles Jobin lui-même – reflètent d’ailleurs les véritables traits de leurs alter egos réels, ce qui traduit un souci de réalisme physique malgré la virtualité de l’espace. Pas de cité futuriste, pas de créatures fantastiques – si ce n’est des versions de différentes tailles des mêmes avatars – mais un univers plus ou moins familier permettant une immersion ne coupant pas drastiquement avec une réalité référentielle. De plus, le procédé permet de mettre en avant le principe d’un spectacle de danse dans un espace encore indompté et à l’aide d’un mode d’expression nouveau.
L’immersion réelle dans un lieu virtuel invite à une découverte désintellectualisée. Il ne s’agit plus d’assister à un spectacle dans une salle connue ou du moins architecturalement familière, mais d’évoluer dans un univers inconnu où les avatars du public et des artistes se rencontrent. Les mouvements de ces derniers, enregistrés en amont, rappellent toutefois le caractère traditionnel du travail de chorégraphie que l’on aperçoit d’ailleurs dans le trailer du projet où des images de répétitions et de captation des danseurs·euses sont présentées. De là naît le rapport ambigu à la corporalité dans l’expérience où, même si les individu·e·s peuvent se toucher dans la réalité comme dans le virtuel, les danseurs·euses sont absent·e·s au point de disparaître si un·e spectateur·trice empiète sur leur emplacement. Cette question de la spatialité des artistes et du public bouleverse également le rapport que ce dernier entretient avec ce qui se passe autour de lui. En effet, même si les spectacles immersifs existent hors de la réalité virtuelle, ici, les interactions entre les spectateurs·trices ne gênent pas les artistes, ce qui peut d’une certaine manière faire passer l’observation de la danse à un second plan derrière la découverte collective d’un monde virtuel.
VR-I joue de toutes les potentialités de l’art scénique, architectural et figuratif, à travers une expérience de dématérialisation tout en nous invitant à nous interroger sur la mise en espace de ces pratiques, dans un monde virtuel ou non. L’expérience donne donc lieu à un brouillage sensoriel et intellectuel engendrant un état de pleine contemplation. En somme, le spectacle et son environnement invitent à une appréhension de l’art pour l’art à l’ère de la digitalisation massive, rappelant derrière les possibilités technologiques que l’une des visées de l’art est bien d’attirer l’œil avant que l’intellect ne récupère la perception.