Par Jade Lambelet
Proposition de critique créative sur le spectacle :
Imposture posthume / Texte, mise en scène et jeu de Joël Maillard / Arsenic – Centre d’art scénique contemporain / du 26 au 31 mars 2019 / Plus d’infos
Vers la fin de la journée, nous parvenions à dégager le seuil d’un bâtiment en ruines, obstrué par un monticule de décombres et de matières indistinctes. Il fallait fouler les pans entiers de crépi, de briques et de planches avant de gagner ce qui semblait être un hall ou un large couloir. Nous demeurions subjugués face à la vacuité des ces espaces dont le béton avarié laissait apparaître le squelette d’une charpente en métal. Un néon flottait, suspendu au plafond par les maigres efforts d’un dernier cordon. Éclats, fragments non-identifiés et épaves d’objets en tout genre envahissaient le sol et les vestiges des murs. Sous les élévations de poussières, nous exhumions une quantité de documents papier. Leurs miettes blanches se glissaient jusque sous les portes. Nous ouvrions. Malgré l’épaisseur de l’obscurité, un vaste espace se déployait. De leurs faisceaux, nos lampes brisaient les ténèbres des lieux et désignaient tour à tour les décors qui peuplaient ce vide magistral. La frénésie de ces mouvements de lumière – avides et gourmands des potentiels trésors cachés dans ce néant – nous permettait progressivement de recomposer l’architecture de la pièce. L’espace semblait se diviser en deux secteurs qui se constituaient, d’une part, des restes de ce que nous comprenions être des gradins orientés, d’autre part, face à un plateau. Aucun site de ce type n’avait subsisté, survécu à la catastrophe technologique et à l’effondrement numérique global qui nous avaient amenés à quitter la terre. Au demeurant, de nos recherches préalables portant sur les derniers objets-témoins manuscrits, nous savions qu’il avait existé, du temps de l’humanité, des lieux voués à la représentation et à ce que nos ancêtres appelaient les « arts ». Dès l’inauguration du programme de reconstruction et de réécriture progressive de l’histoire de l’humanité non-transgénétique, nous avions cherché, dans nos expéditions de retour sur terre, à retrouver ces lieux, en vain. Nous distinguions, sur la partie délimitée en plateau, une série de décors bruts et épars. Ceux-ci n’évoquaient rien du répertoire des objets d’usage humain que nous avions pu reconstituer jusqu’alors. Des morceaux de cuivre et de toile (de tailles relativement imposantes). Une composition en fer amovible. Deux visages triviaux, primitifs taillés dans une substance molle. Des récipients multiples. Une structure en plastique – matière désormais complètement désuète – support d’une écriture. Nous lisions :
« 121 ans, au seuil de ma mort. Dernier survivant de la génération d’êtres trans-humains nés humains. Dans un futur plus ou moins proche, je parcours mes souvenirs d’un passé encore “inactuel”, en devenir. Je me souviens avoir appartenu à une terre qui ne connaissait pas encore l’existence d’une super-conscience. Je me souviens du dernier journal de presse physique. Je me souviens de la sensation que provoquait l’écriture manuscrite sur papier. Les doigts qui glissent en parcourant les pages, douces, l’odeur de l’encre mêlée à celle de cellulose. Je me souviens des après-midis passés dans les cafés, à refaire le monde par la transmission mutuelle de nos inquiétudes, de nos espoirs, de nos désirs. Je me souviens du son des rubans de pellicule qui rythmait les projections au cinéma. Je me souviens des peaux qui vieillissaient, des cheveux qui blanchissaient, des corps qui s’affaissaient. Je me souviens des variations des saisons, de la nuit qui tombait plus tôt en hiver. Je me souviens de la sensation véritable et biologique de fatigue, de la profondeur du sommeil. Je me souviens de l’effort de mémorisation, des poèmes appris par cœur puis récités devant la classe. Je me souviens des corps qui tombaient malades, puis ceux qu’on enterrait. Je me souviens de l’odeur du tabac froid et de la chaleur de l’alcool qui s’enfonçait dans la gorge. Je me souviens des bruits de la révolte humaine, des cris des cortèges dans les rues. Je me souviens des prédictions sur les catastrophes écologiques, des ribambelles de titres d’articles sur l’effondrement des sociétés. Je me souviens d’un monde où l’inquiétude de la mort accidentelle ou naturelle était encore d’actualité… »