Par Jade Lambelet
Une critique sur le spectacle :
Le Cabaret des réalités / D’après l’œuvre d’Alejandro Jodorowsky / Texte et mise en scène de Sandra Gaudin / Théâtre du Reflet / 14 mars 2019 / Plus d’infos
Ne nous prenons pas trop au sérieux car nous ne savons rien. Voilà l’impératif qui s’impose à qui voudra s’aventurer dans Le Cabaret des réalités. Dans cette dernière création inspirée de l’œuvre du cinéaste Alejandro Jodorowsky, Sandra Gaudin déploie un univers rocambolesque qui explore les potentiels de la scène dans les numéros successifs de dix comédiens. Chaque saynète fonctionne comme un prisme au travers duquel la réalité est perçue, questionnée et démystifiée. Si le burlesque et l’extravagance piquée des performances prêtent à rire, les personnages cachent des sentiments plus sensibles, faits de doutes, de peurs et d’espoir. En se calquant sur les pratiques « psychomagiques » développées par Jodorowksy, Le Cabaret des réalités a pour volonté de faire du théâtre le lieu d’un exercice thérapeutique qui vise à ouvrir le monde (et s’y ouvrir) sans lui faire de mal.
À l’origine de ce projet se trouvent trois impulsions majeures. La première tient dans la volonté de se pencher tout particulièrement sur le statut, le regard et le pouvoir du spectateur, accueilli par les comédiens en véritable « héros » capable de devenir lui-même « co-créateur » du spectacle en ce qu’il en crée sa propre version à partir de ses perceptions. Le seconde se traduit par des postulats de l’ordre de la métaphysique accompagnés de recherches menées en physique quantique sur les notions d’illusion et de réalité. Dans son projet, la metteure en scène a l’intention de bousculer notre entendement, de transgresser et de déjouer notre confiance simple en notre seule perception afin de nous faire saisir que ce en quoi nous croyons et avons toujours cru n’est qu’un infime fragment de ce qui est réellement. Finalement, le ton du spectacle se veut repris à la magie et au génie de Jodorowsky en qui Sandra Gaudin affirme trouver la sagesse nécessaire pour amener sur scène des thématiques qu’elle juge taboues, voire redoutées par le théâtre (spiritualité, mysticisme, ésotérisme…).
Animée par le désir d’aider son public à déployer au centuple sa connaissance du monde et de la réalité, la metteure en scène s’associe à l’artiste plasticienne Sandrine Pelletier et au réalisateur Francesco Cesalli pour sa scénographie. Sur l’arrière-scène, un rideau de fines cordes blanches – faisant à plusieurs reprises office de toile de projection – est régulièrement traversé par les comédiens et permet d’évoquer la porosité et la fluidité de cet univers sans permanence (car toujours démultiplié et redéfini par les individus qui le composent). La scène même devient l’objet d’une satire : répliquée dans une avant-scène tapie de rouge sur laquelle se dresse un portique en bois qui encadre chaque numéro de saltimbanque, de chant ou de danse. Cette mise en abyme vient souligner le caractère infinitésimal et artificiel de ces moments de spectacle face à l’étendue insaisissable de la réalité. L’esthétique de l’illusion dont se revendique le spectacle manque parfois de cohérence. Si les matières composites des décors stimulent et attisent sens et perceptions (fumée, miroirs, projections) l’ensemble de la scénographie peine parfois à trouver son équilibre dans ces mélanges fantasques. S’agit-il là d’un kitsch assumé ? Malgré ces quelques lourdeurs dans les décors, les costumes qui caractérisent des personnages issus de temporalités et d’époques multiples sont travaillés avec soin et manifestent habilement l’univers poétique et explosif du cinéaste. La formule du cabaret autorise l’impétuosité, les contrastes et les discordances, rouages d’une manière de manège infernal dont le but serait de transporter le spectateur d’une réalité à une autre. Comme dans un film de Jodorowsky, on risque quelquefois de se sentir déboussolé ou submergé par une telle intensité et une telle charge symbolique. Néanmoins, cela semble participer d’une volonté de faire vivre au spectateur une expérience totale (de sensations, de magie) et de rappeler le caractère illusoire et fictif (en l’exhibant) de la réalité.
Explicitement caricatural (nous sommes au cabaret !), le casting hétéroclite des personnages s’adresse à toutes les sensibilités : des réflexions de genre aux théories du complot en passant par la passion (charnelle et amoureuse) et le mysticisme. On regrette cependant que tous ne soient pas traités avec la même profondeur dans les réflexions qu’ils proposent et dans le temps qui leur est imparti. Si un net avantage est accordé à une poignée d’entre eux (Victor, Fake et La Maya), d’autres basculent parfois dans l’ombre et au détriment des premiers (Blanco, Pablo Martin et les sœurs naines). Le personnage qui se hisse loin de ces disproportions et qui apparaît comme l’apport poétique le plus abouti du spectacle est sans conteste l’homme sans nom. La récurrence et l’implicite de ses répliques (détournements comiques de l’expression désignant la fiction par excellence « Il était une fois ») traduit avec brio la promesse d’exhiber les mécanismes de narration, de fable et d’illusion intrinsèques à notre réalité humaine.
Pour le spectateur du Cabaret des réalités, il s’agit de piocher parmi les moments qui évoquent poésie, magie et philosophie relativement et au gré de sa propre sensibilité. Par sa dimension burlesque et métaphysique, le spectacle semble livrer une leçon légère, mais à fines lueurs d’espoir : si la vie est un théâtre, apprenons à nous amuser sans cesse, à jouir de tous les possibles de la réalité.