Une critique sur le spectacle :
Le Royaume / D’après Lars Von Trier / Mise en scène d’Oscar Gómez Mata / Comédie de Genève / du 22 janvier au 6 février 2019 / Plus d’infos
Oscar Gómez Mata et sa troupe proposent, durant cet hiver à la Comédie de Genève, un diptyque adapté de l’œuvre cinématographique et télévisuelle du réalisateur Lars von Trier, Le Direktør, monté en 2017, et Le Royaume, une création dont la première avait lieu ce mardi 22 janvier. Plongé dans un univers (in)hospitalier, où des médecins obstinément rationnels côtoient des forces surnaturelles, le public assiste à une performance brillante qui reprend l’intrigue principale et les procédés narratifs de la série Riget tout en proposant une réflexion profonde sur la fiction et le théâtre comme moyens féroces d’aliénation.
Confronté au cas de Madame Drusse, qui prétend avoir une paralysie du bras, l’interne Hook opte pour un scanner du cerveau, ce que conteste avec virulence son supérieur, le Professeur Helmer. Ce dernier, à l’image du Royaume, cet hôpital danois construit sur un marais où les blanchisseurs venaient nettoyer leurs draps, refuse toute fabulation et superstition, la raison et les sciences dures devant primer coûte que coûte. Seulement, Madame Drusse cache sous son prétendu mal une volonté ferme de percer les mystères surnaturels de l’hôpital, en sauvant, entre autres, le fantôme de la pauvre Marie, assassinée en 1919. Si l’horreur trouve sa source dans l’imaginaire entourant la symbolique du marais, elle est constamment nourrie par les protagonistes et leurs travers les plus vils, entre expérimentations médicales frôlant le sadisme et harcèlement à l’aide de têtes coupées. Pire, l’hôpital devient un labyrinthe dont les murs bougent et dont le cœur est une salle d’archives renfermant les pires secrets. Seul l’ascenseur offre un semblant d’échappatoire à cet enfer hospitalier en reliant l’édifice avec le monde du dehors ; sauf que tout le monde entre, sans jamais sortir…
Si le public peut être déboussolé au début de la pièce par la multiplication de pistes instables qu’ouvrent les plaisanteries stéréotypées, les phrases toutes faites ou encore les considérations métathéâtrales, il comprend par la suite que cette effusion fait écho à la fois au malaise latent des personnages et aux codes de la série originale, dont le spectacle s’amuse. En effet, Le Royaume glisse tout du long, à coups de scènes absurdes, de cérémonies occultes, de danses loufoques et de méchanceté gratuite, vers un état de violence extrême, où l’on rit différemment, de manière réglée ou proche de la démence. Cette dernière renvoie d’ailleurs à une certaine dynamique de la fiction que les comédien·ne·s exposent ici : le contrôle de l’imaginaire et de l’esprit par le mensonge. Tou·te·s s’appliquent effectivement à « raconter des salades devant tout le monde ». Telle une machine monstrueuse et vorace, Le Royaume gagne la scène de la Comédie de Genève, réduit en esclavage les comédien·ne·s, pousse aux pires travers et empêche tout échappatoire même dans l’entracte. Tou·te·s sont condamné·e·s à rejouer éternellement cette pièce, ici ou ailleurs. Tout le monde entre, sans jamais sortir…
Mais rions, car « rire c’est bon pour la santé ». Sauf que ce rire n’est plus si franc au fil de la représentation, il est symptomatique d’un malaise voulu par Oscar Gómez Mata et peut-être par Lars von Trier avant lui. La transposition de la série télévisée sur la scène théâtrale permet au metteur en scène de menacer plus directement son public : l’immédiateté de la représentation rend palpable la mécanique aliénante de la fiction qui s’extirpe peu à peu de son enveloppe physique – c’est-à-dire de la scène – pour se jeter sur le public, à l’image de la force démoniaque littéralement avortée qui horrifie les médecins. De justesse, le public est sauvé de l’emprise fictionnelle par Madame Drusse, qui suspend le spectacle au moment même où la violence culmine et y enferme par là même les seul·e·s comédien·ne·s. Le public entre mais peut miraculeusement sortir.
En somme, Le Royaume est une machine métathéâtrale avant d’être un conte médical et surnaturel. Le chœur de plongeurs trisomiques de l’hôpital (repris ici – malheureusement – par des comédien·ne·s non-handicapé·e·s qui imitent les manières de parler de personnes réellement atteintes de ce handicap, ce qui frise parfois avec un humour oppressif et malvenu) accompagne le public dans cette expérience horrifique. Il critique la rationalité abusive des médecins qui permet paradoxalement aux forces maléfiques d’émerger, tout comme la désinvolture des comédien·ne·s accueille la mécanique fictionnelle comme un matériau inoffensif, mais pourtant dangereux dans sa manipulation. Le Royaume constitue ainsi un avertissement au public sur la nature de la fiction, sur sa dimension mensongère, mais également une invitation à enrayer cette mécanique aliénante afin d’affronter, au-delà, toute machine oppressive.