Maelström
Texte de Fabrice Melquiot / Mise en scène de Pascale Daniel-Lacombe / Théâtre Am Stram Gram / du 29 novembre au 2 décembre 2018 / Critiques par Noé Maggetti et Jade Lambelet.
Complainte adolescente
2 décembre 2018
Par Noé Maggetti
Le théâtre pour la jeunesse Am Stram Gram accueille un spectacle créé au Festival off d’Avignon 2018 par l’auteur Fabrice Melquiot et la metteure en scène Pascale Daniel-Lacombe. Maelström est une pièce explicitement destinée à un public adolescent, qui se présente comme le monologue intérieur d’une jeune fille malentendante de quatorze ans, en proie à un tourbillon d’émotions propre à son âge. Le dispositif scénique, qui vise l’immersion des spectateurs dans la subjectivité du personnage, semble parfois malheureusement constituer en lui-même sa propre fin.
Seule sur scène, l’actrice Marion Lambert incarne Vera, une adolescente atteinte de surdité. Elle se tient dans un abribus, sorte de cage de verre qui semble l’isoler du monde, et son monologue intérieur, plein de rage, parvient au spectateur par le biais de casques audio, fournis à l’entrée de la salle. Les casques plongent par ailleurs le public dans une ambiance sonore, véhiculant les bruits de la route, le souffle du vent, puis l’orage, et parfois de la musique à visée empathique, supposée soutenir le discours de la jeune fille. Celui-ci est un patchwork de réflexions hétéroclites portant sur son rapport au monde, à sa famille, à son quotidien, en tant que personne atteinte de handicap.
Alors qu’elle exprime sa colère et ses doutes, Vera aperçoit soudain une ambulance, qu’elle ne peut s’empêcher de suivre, ses mouvements étant soutenus par des décors amovibles qui s’imbriquent les uns dans les autres et qui bougent avec elle, tirés par des câbles. Ainsi, par le déplacement des décors, l’abribus peut devenir, au fil de la pièce, un hall d’hôpital, une chambre à coucher, un quai de gare ou une cour de récréation. Une fois parvenue à l’hôpital, Vera découvre que la femme qui se trouvait dans le véhicule n’est autre qu’elle-même, des années plus tard : son monologue se transforme ainsi en une forme d’adresse à son Moi futur.
Le texte du spectacle manque de cohérence : en voulant traiter pêle-mêle un nombre impressionnant de thématiques liées à l’adolescence et au handicap, il n’en approfondit réellement aucune. Tout d’abord, la surdité de la jeune fille semble n’être qu’un prétexte pour parler des tourmentes adolescentes, du harcèlement scolaire au chagrin d’amour, en passant par les conflits avec les parents. Cependant, comme ces problématiques sont tout de même reliées au handicap dont Vera est atteinte, qui est souvent pointé par la jeune fille comme étant la cause de ses malheurs, le processus d’identification devient particulièrement compliqué : les problèmes de la jeune fille sont ceux de tous les adolescents, mais comme elle les explique par son handicap, le spectateur ne sait pas à quel titre il est supposé s’identifier à elle. En résulte une forme de mise à distance, là où le dispositif scénique visait à créer une immersion totale. Par ailleurs, la pièce mobilise différentes références historiques – qui donnent lieu par exemple à l’indignation de Vera lorsqu’elle découvre que les nazis stérilisaient les personnes atteintes de handicap ou à ses larmes suite à la lecture d’une lettre de « Poilu » – sans que celles-ci soient suffisamment développées pour dépasser le statut d’anecdote et réellement étoffer le spectacle. Ainsi, la logique du « maelström », du tourbillon de paroles hétérogènes, produit plutôt une frustration, qui contribue à maintenir la distance avec l’action.
Par ailleurs, le dispositif scénique reposant sur le port de casques audio, qui, comme les décors mobiles variant au gré des perceptions de Vera, cherche à immerger le spectateur dans la subjectivité de la protagoniste, n’apparaît pas en définitive comme nécessaire, car l’effet d’immersion n’est pas plus important que si le son avait été diffusé par des hauts-parleurs. On peut même déplorer que, du fait de son dispositif principalement sonore, le spectacle soit inaccessible pour un.e éventuel.le spectateur.trice qui souffrirait réellement de surdité. Ce choix paradoxal tend à renforcer l’impression que ce thème de la surdité n’est qu’un prétexte pour tenter de donner du relief à des réflexions adolescentes somme toute relativement banales.
Enfin, la mise en scène souffre de l’inévitable comparaison avec l’une de ses influences évidentes, le spectacle Seuls de Wajdi Mouawad, notamment joué au Théâtre de Vidy au printemps 2017. En effet, le fait que le texte soit porté par une comédienne seule sur scène qui donne à entendre le monologue intérieur de son personnage, la mobilité des décors ainsi que le fait que la protagoniste écrive à plusieurs reprises sur des plaques transparentes intégrées au décor sont autant d’éléments qui font immédiatement songer à la pièce du dramaturge libano-québécois. Or, là où le monologue teinté d’autofiction de celui-ci tenait le public en haleine pendant près de deux heures, la brève complainte adolescente de Vera, qui en semble une imitation timide, agace plus qu’elle n’émeut.
2 décembre 2018
Par Noé Maggetti
À trop pleurer, nous n’avons pas vu le train passer
2 décembre 2018
Par Jade Lambelet
Premier volet du triptyque de Pascale Daniel-Lacombe, Maelström esquisse un tableau sur l’adolescence encadré par une réflexion plus globale sur notre rapport au temps et au monde. Seule sur le quai d’une gare, Vera, à tout juste quatorze ans, crie au monde les tempêtes et les marées qui habitent son cœur. Atteinte de surdité, la jeune fille se décharge dans un monologue dramatique des sentiments de solitude, d’incompréhension et de douleur qui accompagnent son handicap et sa première rupture amoureuse.
Depuis plusieurs années, La Compagnie du Théâtre du Rivage dirigée par Pascale Daniel-Lacombe concentre ses activités sur les passages entre les différents âges et stades de la vie humaine. Le projet artistique, baptisé Dasein (Être là) d’après le concept heideggérien, se propose d’interroger la façon dont, à des âges différents, nous envisageons la temporalité passée, présente et future de notre existence. Partant d’une collecte de témoignages divers sur la question du temps, la metteure en scène se tourne vers l’auteur dramatique Fabrice Melquiot à qui elle commande le texte de son spectacle. Ce dernier isole sur scène une jeune adolescente en proie aux affres de sa condition familiale, amoureuse et corporelle. Dans sa mise en scène, Pascale Daniel-Lacombe propose à son public une expérience auditive qui se veut immersive et complète par le biais de casques retranscrivant le monologue de l’actrice sur un fond sonore et musical.
La connivence avec le spectateur est cherchée dès son arrivée dans la salle par une diffusion sonore reproduisant le décor urbain d’une gare. Le vacarme des klaxons des automobiles et du passage des trains brusque l’oreille du public qui prend place dans les gradins. Puis un signal lumineux nous invite à porter notre casque au travers duquel les paroles de Vera (interprétée par Marion Lambert) nous sont insufflées sans distance, comme celles d’un monologue intérieur. Ainsi, le dispositif auditif a pour effet de renforcer l’identification au personnage. Sur scène, nous retrouvons le décor d’un vestibule de gare dont la structure mobile – par le biais de rails qui façonnent le décor autant qu’ils soutiennent son articulation – glisse pour se transformer en d’autres lieux dans lesquels déambule la jeune fille. Bien que cette prison de verre qui l’enferme soit subtilement imaginée, elle ne circonscrit pas complètement les mouvements de Vera dans l’espace : le dispositif, parce qu’il manque de systématicité, s’apparente plutôt à un subterfuge attrayant sans soutenir véritablement l’architecture discursive de la pièce. Le choix des musiques qui tapissent en fond les différentes problématiques soulevées par le monologue de Vera (piano lent et dramatique pour les moments de tristesse, vrombissement grave et inquiétant pour l’évocation des crimes nazis, rock’n’roll éclatant et enjoué pour les pulsions de rébellion) parachève, par sa redondance, le basculement de celui-ci vers un tragique plat, vecteur de lourds clichés.
Dans son exploration de la temporalité, la pièce esquisse une multitude de trames narratives : le présent brûlant de la rupture amoureuse ; la permanence des souffrances liées à la situation de handicap et à la structure familiale brisée en l’absence cruelle du père ; l’effroi que suscite un futur menacé par le terrorisme ou un passé meurtri par les crimes de deux guerres. Toutefois, ces intrigues qui ne sont reliées que lâchement entre elles se perdent dans un écart entre des échelles individuelles et collectives et leurs potentialités ne sont exploitées que maigrement là où elles auraient gagné à l’être pleinement mais en nombre restreint. On comprend mal si le désespoir et la rage qu’exprime Vera sont les résultats d’un sentiment d’incompréhension et de solitude adolescent – auquel cas la pièce véhiculerait des lieux communs à propos de l’adolescence en la figurant comme une expérience pesante et languissante – ou si ces souffrances sont provoquées par sa surdité. Dans ce dernier cas, cet unique éclairage sur la situation de handicap pourrait être jugé réducteur. Quant à la problématique historique des victimes des guerres et de l’empathie profonde de la jeune fille à leur égard, elle est malheureusement noyée dans des larmoiements et des gémissements vulgaires à la lecture d’une lettre d’un poilu.
Dès lors, quel est le message que veut faire passer Maelström au jeune public auquel le spectacle s’adresse ? Certes, l’adolescence est un moment de lourds questionnements existentiels mais elle n’est pas que drame et désespoir (ce que la pièce et le spectacle semblent dire tout du long et par le biais des images de la femme à l’hôpital et de Vera en équilibre sur les rails du train) pas plus que ne devrait l’être d’ailleurs un handicap. Si l’impulsion et les réflexions à l’origine de la création annonçaient une expérience riche et éclectique, Maelström passe à côté de la force et de la grandeur poétique de son sujet en abandonnant sa dimension tragique dans un pathétique stéréotypé.
2 décembre 2018
Par Jade Lambelet