De comptoir

Par Julie Heger

Une critique sur le spectacle :
Cinq dans tes yeux / Texte d’Ahmed Belbachir et Anna Budde / Mise en scène d’Ahmed Belbachir et Philippe Macasdar / La Grange de Dorigny / du 20 au 25 novembre 2018 / Plus d’infos

© Camille Chapuis

Dans l’espoir de créer une intimité avec le public, Mathilde et son père nous racontent, en temps réel, leur voyage en Algérie, terre de leurs origines. Elle est persuadée qu’il possède désormais, suite à une transplantation cardiaque, le cœur d’une femme. Avec pour objectif de l’harmoniser avec sa nouvelle part de féminité et de faire naître en lui des convictions féministes, Mathilde applique ses récentes études de psychologie avec… simplicité.

 Le public rit. Est-ce de gêne ou de plaisir ? Probablement des deux. Car le projet de produire un spectacle féministe ne fait que reconduire, en les minimisant, les problèmes d’inégalité entre les sexes, en s’enlisant dans les stéréotypes.

Dans un espace scénique minimaliste, Mathilde et son père se croisent, se parlent, et font des apartés. L’histoire est simple : étudiante, ou diplômée – elle-même n’a pas l’air de le savoir -, en philosophie et psychologie, Mathilde se bat pour la cause féminine en Occident et profite de la situation de son père pour aller jeter un œil à la condition des femmes en Orient. Son père, lui, récemment opéré du cœur, a toujours gardé la même opinion sur les femmes, qu’il a acquise de son éducation patriarcale. Pourtant, depuis son opération, il a des envies et comportements inhabituels et accepte ce voyage en Algérie dans l’espoir de se retrouver.

Ces comportements inhabituels se résument au demeurant à l’envie de faire du shopping, de manger des fraises, d’être contemplatif, plus à l’écoute et de peindre. Comportements qui, selon Mathilde, prouvent que le donneur du cœur de son père est une donneuse. Nous sommes prévenus : voilà une grande féministe. Qui d’autre qu’une femme pour aimer le shopping et être à l’écoute ? Mathilde ajoute que cela ne peut être un homosexuel – seule autre hypothèse qui lui vient à l’esprit, au vu des qualités en question – car quelque chose de « féminin » émane de son père, féminin comme le rose du ciel, comme elle le dit si bien, puisque c’est bien connu, le rose, c’est féminin et le bleu, masculin. Mathilde, entre deux apartés sur-articulés, entre deux séances de psychologie de comptoir, et entre deux réflexions incongrues sur la vie – étudiante en philosophie, tout de même ! –, nous propose ses pensées de féministes des années 1940. On glisse sur les stéréotypes, et les clichés sur les qualités propres aux femmes, qui nous suivent depuis des siècles. Les comédiens déclament le texte comme s’il était lu, leurs exclamations produisant des redondances avec le jeu, ce qui donne aux personnages un aspect peu authentique.

On se souviendra tout de même de cette si jolie phrase égarée « Au commencement, j’étais ma mère » dont on regrette qu’elle n’ait pas été la matrice du spectacle entier. Elle résume bien, à travers une véritable réflexion sur les genres et l’égalité entre les sexes, le vœu initial de la pièce : rappeler, entre Orient et Occident, l’absurdité d’une conception hiérarchisée entre les hommes et les femmes.