Par Lena Rossel
Une critique sur le spectacle :
La Largeur du Bassin / Texte de Perrine Gérard / Mise en scène de Lucile Carré / Théâtre Poche Gve / du 12 novembre au 16 décembre 2018 / Plus d’infos
La Largeur du Bassin est le deuxième spectacle créé dans le cadre des ensembles au POCHE. Mobilisant les mêmes comédien.ne.s que ceux que l’on avait vu.e.s dans La résistance thermale et qui seront bientôt à voir dans La Côte d’Azur, la metteuse en scène Lucile Carré synchronise regards et corps à la lumière de la piscine municipale. Le texte de Perrine Gérard, brut, fend les eaux du bassin pour venir heurter une réalité désolante : la sexualisation des jeunes filles à travers le discours des hommes.
Trois hommes observent trois jeunes filles du haut de leur perchoir, un grand monticule de draps blancs au centre de la scène, représentant tour à tour le bord du bassin et le plongeoir. Les faits et gestes de Claudie, Olive et Cora sont suivis par Gabriel, leur entraîneur de natation synchronisée, Bouli et Roméo, deux concierges aux relents d’alcool et de javel. Bouli, incarné par un glaçant Fred Jacot-Guillarmod, se fend de commentaires à propos du corps attirant des jeunes filles devant lui, mettant au jour tous ses fantasmes et invitant Roméo à partager les siens.
Dans le genre drame pour adolescents, exprimée dans une langue aux accents vieillots (mais charmants), La Largeur du Bassin est une pièce s’interrogeant sur le passage à l’âge adulte des jeunes filles mais surtout sur leur rapport et celui d’autrui à leur corps. Claudie, star de l’équipe de natation synchronisée, plutôt que d’en avoir peur, s’est approprié ces regards en cédant à leur pouvoir, n’hésitant pas à faire un tour dans le « local des lignes » avec un admirateur de temps en temps. Cora ne vit que pour l’équipe et le championnat : ses figures sont excellentes, sa relation avec les autres membres un peu moins. Olive, petite sœur de Claudie et perpétuellement comparée à elle, se débat pour prouver au monde qu’elle n’est plus une petite fille. Ces tensions prennent vie dans le bouillonnement fougueux de l’adolescence, période charnière où l’image de soi et de son corps est au centre des préoccupations. Les nageuses sont incarnées par des comédiennes plus âgées, rendant la frontière entre adolescence et âge adulte encore plus floue.
En représentant davantage le discours masculin que le discours féminin, Perrine Gérard cherche à mettre en lumière la parole sexualisante des hommes à propos des corps des jeunes filles. Pièce écrite en 2014 avant la déferlante Me Too mais encore brûlante d’actualité, La Largeur du Bassin se veut une prise de conscience de ce genre de discours, une remise en question de ce qu’il implique. D’après l’auteure, ce sont les hommes qu’il faut éduquer à ne plus considérer les femmes (et les filles) comme de simples fantasmes sexuels. Les comédien.ne.s portent le texte à merveille, choquant et dérangeant, et mettent au jour la réalité crue.
La parole, souvent mécanique, allie rythme effréné et cassure, insultes et sous-entendus. Mais le plus important réside dans les non-dits, les interstices entre les mots : les regards. Quand Claudie regarde Olive qui regarde Roméo qui regarde Claudie, la parole n’est pas nécessaire. Début d’amourette, tension sororale, violence sous-jacente… c’est une valse complexe qui se danse au bord du bassin dans lequel siège le public. Les corps sont mis en exergue, habillés et déshabillés du regard, les déplacements des nageuses chorégraphiés et même leurs poses sont travaillées afin de mettre en valeur l’une ou l’autre partie de leur corps. A chaque scène, c’est un tableau humain qui se compose, lignes tracées entre les regards et par les jambes, bras, ventres. Lucile Carré a su mettre en valeur les jeux de regards et leur importance tout au long de la pièce, reflet de celui que l’on porte constamment sur soi et les autres à l’âge adolescent. Avec une subtilité désarmante, ils tissent et brisent des liens, font passer les messages qui ne sont (ou ne peuvent) être exprimés : ils constituent la clé de lecture de la pièce.
C’est dans une atmosphère nimbée de couleurs holographiques que se profile une lente descente aux enfers pour les nageuses tirées à quatre épingles. Dispute et quasi-noyade sur fond de championnats en passe d’être annulés, tout tend vers le drame final, qui se déroule dans une hébétude générale. Un dénouement brutal, où l’acte dépasse la parole et où les yeux se ferment à jamais.