Amphitryon
Texte de Molière / Mise en scène de Stéphanie Tesson / Théâtre du Passage / 1er novembre 2018 / Critiques par Noé Maggetti et Thibault Hugentobler.
1er novembre 2018
Par Noé Maggetti
Voyage dans le temps
Alors que la mode est aux actualisations des pièces classiques, ou à leur transposition dans un contexte contemporain, c’est un parti pris radicalement inverse qu’a choisi la metteure en scène Stéphanie Tesson dans sa version de l’Amphitryon de Molière. En adaptant cette pièce peu jouée, elle souhaite rendre hommage à l’auteur, mais également aux pratiques langagières et théâtrales du Grand Siècle. Le résultat manque parfois de cohérence.
Le dieu Jupiter, amoureux d’Alcmène, l’épouse du thébain Amphitryon, prend l’aspect de celui-ci pour séduire la femme qu’il convoite le temps d’une longue nuit. Mercure, fils de Jupiter, prend quant à lui l’aspect du valet d’Amphitryon nommé Sosie, pour soutenir son père dans son entreprise. Cette comédie en trois actes, créée en 1668, repose sur une série de quiproquos cocasses, qu’autorisent les figures du double. Il s’agit de la première pièce de Molière mise en scène par Stéphanie Tesson, directrice du Théâtre de Poche Montparnasse à Paris. Celle-ci propose un spectacle truffé de références et de clins d’oeil aux pratiques théâtrales du siècle classique.
La metteure en scène choisit de mettre avant tout en exergue le pouvoir de la langue. Ses comédien.ne.s déclament le texte de Molière sans aucune modification, et font sonner à la perfection les vers du dramaturge. La forme de ceux-ci est particulière : il s’agit d’alexandrins souvent « cassés » par l’auteur, du fait qu’ils alternent avec des vers à sept, huit ou dix syllabes. Une irrégularité qui permet une grande fluidité dans les échanges entre les protagonistes, potentialité du texte exploitée à merveille par les interprètes de Tesson. Dans le dossier de presse, on peut lire les enjeux politiques qui se cachent derrière la volonté de donner à entendre cette langue particulière : un tel texte devrait « circuler abondamment pour permettre à chacun de reprendre goût à ce vocabulaire, à cette syntaxe, à ce style, qui sont les premiers outils de la liberté d’expression. » Ce sont les mots, leur enchaînement, leur sonorité qui sont à l’honneur, ce qui explique que la déclamation s’accompagne d’un jeu qui se veut parfois très statique, pour contraindre le spectateur à devenir auditeur avant tout. Ainsi, son travail est principalement de tendre l’oreille pour savourer l’audace et l’humour de cette langue imprévisible.
Outre la langue, c’est le dix-septième siècle tout entier qui imprègne ce spectacle, et ce, malgré le thème antique de la pièce. Bien que Stéphanie Tesson n’ait pas pu utiliser tous les artifices du théâtre à machines du siècle classique, qui auraient permis de faire voler les protagonistes, ou de les faire aisément apparaître et disparaître, le décor de la première partie de son spectacle se présente comme un hommage à ce théâtre de la magie et de l’illusion. Ainsi, le premier acte a pour décor un immense voile noir étoilé tombant sur toute la scène, matérialisation du manteau de la nuit qui recouvre Thèbes pour permettre à Jupiter d’accomplir son dessein de séduction. Les acteurs se drapent dans les plis de cette immense pièce de tissu pour se volatiliser, se cacher, puis surgir hors des ténèbres. Ce jeu d’illusions s’estompe dans les deux actes suivants, qui ont également une ambiance visuelle propre, reposant sur la présence de draps colorés comme toiles de fond, mais qui s’éloignent de la référence initiale au théâtre à machines. La mise en scène trouve toutefois une unité par l’illumination progressive de l’espace scénique, comme pour signifier la lumière qui se fait de scène en scène sur le subterfuge mis en place par les deux dieux pendant la nuit initiale.
Le Grand Siècle est également présent dans certains costumes, qui se veulent fidèles à la mode de l’époque. C’est par exemple le cas d’Amphitryon et de son double Jupiter : avec leurs bas, leur habit rouge vif, leur perruque et leur moustache, ils semblent tout droit sortis d’un salon parisien du XVIIe siècle ou d’un tableau de Hyacinte Rigaud. Ici encore cependant, le spectacle n’exploite pas l’idée de façon totalement cohérente : certains costumes, notamment la longue robe blanche d’Alcmène, ou les casques des généraux qui rejoignent Amphitryon dans le troisième acte, font plutôt référence à l’Antiquité qu’au siècle de Louis XIV. Celui-ci émerge en revanche dans la musique du spectacle, qui est également liée au temps de sa première création, du fait que le passage d’un acte à l’autre est souligné par des enregistrements de clavecin baroque.
Autant d’indices du fait que l’Amphitryon de Tesson repose sur une envie de rendre hommage à Molière, en jouant l’une de ses comédies peu connues aujourd’hui, mais également de faire référence au siècle qui a vu naître le texte et à ses pratiques théâtrales. Le spectacle se situe ainsi aux antipodes d’une volonté d’actualiser Molière pour l’adapter aux préoccupations du public contemporain : c’est au contraire à celui-ci de faire l’effort de se plonger dans une langue et une ambiance présentées comme sorties d’un autre temps. L’idée d’un hommage au XVIIe siècle n’est pas dénuée d’intérêt ; on regrette cependant la confusion qui émane du fait que certains partis-pris ne soient pas exploités jusqu’au bout, comme les costumes, à cheval entre le siècle de Molière et l’Antiquité, ou la référence au théâtre à machines qui disparaît au terme du premier acte. En résulte un spectacle qui met habilement la langue au premier plan, peut-être pour dissimuler le manque de cohérence de certains de ses choix de mise en scène : l’hommage réfléchi au Grand Siècle que laissait espérer l’acte d’exposition se mue rapidement en une accumulation de clins d’œil. De ce fait, la mise en scène de Tesson semble reposer sur des allusions à bon nombre d’idées reçues sur les pratiques scéniques du XVIIe siècle. Cette logique d’enchevêtrement peu cohérent de références hétéroclites a pour résultat de maintenir le public dans sa zone de confort plutôt que de lui proposer une expérience théâtrale réellement déstabilisante issue d’une autre époque.
1er novembre 2018
Par Noé Maggetti
1er novembre 2018
De l’imposture positive
Le Théâtre du Passage de Neuchâtel accueillait, ce 1er novembre, Stéphanie Tesson et son Amphitryon, pièce peu jouée de Molière. Cette comédie donne à voir les stratagèmes de Jupiter pour gagner le cœur d’Alcmène, une mortelle, dont il s’est épris. Aidé de Mercure et travesti en Amphitryon, époux de la jeune femme, le roi des dieux est vite confronté au véritable Amphitryon et à Sosie, le valet de ce dernier, qui perturbent ses amours. Stéphanie Tesson et sa troupe optent pour une mise en scène axée sur le respect du texte et du vers, tout en soulignant la magie de la fable par un décor et des costumes méticuleusement recherchés.
Si la pièce de Molière explore les stratagèmes de Jupiter et de Mercure pour permettre au premier de conquérir Alcmène, c’est surtout la confusion ressentie par les véritables Amphitryon et Sosie qui fait tout l’intérêt de la pièce. Se travestissant, les dieux dérobent l’identité des humains pour arriver à leurs fins, ce qui laisse le général thébain et son valet en proie au doute sur eux-mêmes. Les épouses d’Amphitryon et de Sosie, Alcmène et Cléanthis, se retrouvent quant à elles trompées par des imposteurs. S’ensuivent des scènes comiques où les époux se disputent à cause d’événements engendrés en réalité par la perversion divine. Victimes d’imposture et privés d’identité, les deux personnages se révoltent finalement et révèlent la tromperie, résolvant les malentendus.
On sort de la représentation avec un doute quant au genre de la pièce. Même si l’on rit de la confusion d’Amphitryon et de Sosie, des disputes des couples ou de la confrontation des doubles, le pendant tragique subsiste. Les dieux se jouent des humains, les trompent, les malmènent et, pire, les privent d’identité, au profit de leur bon plaisir. Mercure prend d’ailleurs des allures de trickster face à Sosie qui, littéralement embourbé dans une nuit qui ne finit pas, se fait battre et ne peut même pas s’en remettre à Amphitryon. Évoluant sur une scène d’abord recouverte d’une nuit étoilée puis illuminée d’un ciel rappelant fortement le plafond de la galerie Riccardi du palais Médicis de Florence, les comédien·ne·s nous invitent pourtant à autre chose. À plus de légèreté, à ne pas forcément questionner les actions des personnages comme nous pourrions le faire à la lecture de la pièce.
Stéphanie Tesson parle de la scène comme d’une « lanterne magique [où se déroule] la fable d’un dieu qui se fait homme par amour pour une mortelle ». C’est ainsi que nous sommes invité·e·s à considérer ce spectacle. Comme un lieu magique d’expérimentation théâtrale. La mise en scène dépasse les lectures possibles de l’histoire, préférant une ode au texte, un hommage au théâtre de Molière. Alternant scènes mouvementées et statiques, celles-ci plus fréquentes dans le dernier acte, le spectacle ne tente pas d’amoindrir les longueurs imputables au texte et perceptibles par le public. Il s’agit de magnifier un théâtre en cherchant à correspondre à une idée que le/la spectateur/trice pourrait se faire de Molière. Dès lors, Stéphanie Tesson refuse une mise en scène purement archéologique du théâtre des années 1660. La metteuse en scène exploite l’imaginaire collectif lié à Molière sans remettre en question son fondement parfois faussé. Il en est ainsi du costume d’Amphitryon/Jupiter : d’aucuns pourraient affirmer qu’il est d’époque par son hétérogénéité avec notre mode actuelle. Seulement, il fonctionne surtout comme référent d’une situation temporelle révolue, à savoir le règne de Louis XIV. Les comédiens interprétant Amphitryon et Jupiter arborent une tunique rouge ornée d’un soleil doré ; ils portent une perruque bouclée. Le costume a une valeur générale d’historicisation, sans pour autant témoigner d’une recherche scénographique historique. Le décor fonctionne de la même manière ; il ne s’agit pas de correspondre véritablement aux pratiques du théâtre du XVIIe siècle mais de rattacher le spectacle à l’imaginaire d’un contexte idéalisé par le public. Le parallèle que nous faisions entre le ciel dont se drape Jupiter et la voûte du palais Médicis-Riccardi de Florence en témoigne : la fresque date de la seconde moitié du XVIIe. Notons également la prosodie parfaite des comédien·ne·s qui reste tout à fait idéale au regard des pratiques réelles de la diction d’époque. De même pour les intermèdes musicaux au clavecin entre les actes : la restitution historique aurait voulu la présence de musiciens sur scène et non une diffusion à l’aide de haut-parleurs.
Il s’agissait donc bien ce 1er novembre de présenter un hommage sans (tentative de) restitution véritable ni de recontextualisation ou de réinterprétation. Le classique y est une matière révélatrice de l’imaginaire collectif sur le théâtre du XVIIe siècle : le spectacle comble le public sans s’ériger en porteur d’une vérité historique sur la représentation à l’époque de Molière. Nous pourrions ajouter qu’à l’image des dieux qui se jouent des humains, Stéphanie Tesson et ses comédien·ne·s se jouent du public, mais en usant d’une imposture cette fois-ci positive, invitant à l’émerveillement.
1er novembre 2018