Le Large existe (mobile 1)

Le Large existe (mobile 1)

D’après les textes de Marguerite Duras, Guillaume Dustan et Guillaume Poix / De Manon Krüttli et Jonas Bühler / Mise en scène de Manon Krüttli / Théâtre populaire romand / du 23 au 27 octobre 2018 / Critiques par Jade Lambelet et Brice Torriani.


23 octobre 2018

Les pantins du désir

© Jonas Bühler

Le large existe (mobile 1) est le premier spectacle des Belles complications, un ensemble éphémère de trois artistes invité par le TPR pour l’ouverture de sa nouvelle saison. Manon Krüttli, la jeune metteure en scène diplômée de la Manufacture pose la première pierre de cette collaboration. En s’inspirant de la structure du mobile, elle recrée une sculpture chorégraphique doublée d’un assemblage textuel qui explore et exprime par le biais des corps et des mots les liens qui nous unissent aux autres.

Avant même de prendre place dans la salle, le spectateur est invité à rejoindre les ateliers du théâtre pour une « mise en bouche ». Alors que les pieds frôlent les amas de poussière et de sciure sur le sol, les regards se perdent dans cette vaste chambre de bois et d’acier, cet espace de l’entre-deux dont le décor est celui de tous les autres en attente d’être mont(r)és. Et l’endroit est en parfaite adéquation avec ce qui nous y est dit : le temps d’un quart d’heure, la metteure en scène revient sur sa démarche créatrice, les idées fondatrices de sa pièce et les intentions qu’elle prête à son geste artistique. Nous pénétrons dans les entrailles de la création et décortiquons le squelette du spectacle que nous nous apprêtons à voir. Cette démarche, novatrice par le rôle qu’elle confère ici à la metteure en scène elle-même, s’inscrit dans la tendance actuelle des arts scéniques qui tendent à bousculer les codes établis et brouiller les frontières entre la scène et son public. C’est aussi l’occasion de partager franchement et ouvertement autour du théâtre et de montrer qu’il ne s’agit plus là d’un terrain obscur, réservé à une certaine élite.

Puis il est l’heure de passer à table. Que nous réserve ce festin aux parfums singuliers, osant mélanger des saveurs aussi composites, de la sculpture à la danse, en passant, bien sûr, par le théâtre (au sens du dialogue et des répliques) ? Si l’impulsion première fût déclenchée par la fascination pour le mobile – un objet pourtant aux antipodes de l’univers scénique – la création s’est dirigée peu à peu vers une structure textuelle, fondée par le remaniement et l’assemblage de trois voix littéraires : celles de Marguerite Duras, de Guillaume Dustan et de Guillaume Poix.

Dans la salle, rien ne vient briser la proximité déjà installée entre les instances de réception et de création : la scène se suffit d’un socle blanc aux trois bords duquel prend place le public. Trois, tout comme sont triples les inspirations (sculpture, littérature, danse), les voix (Duras, Dustan, Poix), les histoires d’amours perdues, les points de vue des spectateurs. La lumière diffuse du plateau accentue ce sentiment de cohésion : nous sommes vus autant que nous voyons. Mue par une démarche mécanique, la première comédienne déambule déjà sur scène à notre arrivée. Elle est suivie de deux autres actrices et de trois autres acteurs (là encore, le schéma est ternaire). Les costumes, d’apparences plutôt ordinaires, captent le regard de leurs vives couleurs et se démarquent par quelques touches d’excentricités, toujours poétiques. Ils rappellent ostensiblement les éléments aux couleurs primaires des mobiles de Calder. Une scénographie dans laquelle rien n’est laissé au hasard, où même les vides et les absences (de paroles, de musique, de lumière) participent de cette grande mécanique tantôt joyeuse, tantôt tragique qui questionne, exprime et rejoue les liens qui nous unissent et nous désunissent.

Pas de personnage, mais des comédiens simplement qui font don de leur corps et de leur voix à cette « sculpture scénique ». Sans jamais se toucher, selon le principe transcendant qui agit sur les éléments d’un mobile, les corps gravitent, s’attirent et se repoussent dans une chorégraphie mécanique, cosmique mais sensuelle aussi. Les regards soutenus que s’échangent les comédiens tracent les fils invisibles de la structure qui les relient et les maintient. Dépourvu d’identité propre, chaque individu n’existe qu’au travers du désir qu’il suscite chez l’autre. Ce dépouillement total et cet usage du corps dans sa pure matérialité n’est pas sans rappeler les personnages beckettiens dont la seule existence dépend des autres et se justifie par celle des autres.

En ce sens, Le large existe (mobile 1) n’invite pas à l’interprétation mais à la contemplation. À l’écoute aussi : écoute de ces voix qui crient, qui hurlent leur solitude, leur passion et ces amours incommunicables. Car si les corps dans leurs mouvements expriment le désir et son impossible assouvissement, les mots viennent consolider cette expression (avec Duras), la combler (avec Dustan) et l’exalter (avec Poix). Et quel pari de réunir des écritures aussi hétérogènes que celles de ces trois auteurs ! Par des glissements subtils (superpositions des voix, répétitions, échos et reprises), la crudité et la fébrilité de Dustan cogne contre la labilité des paroles durassiennes. Quant à la voix de Poix, elle éclate dans un monologue apothéotique au cœur du spectacle. Entendons cet édifice textuel d’après la formule de Roland Barthes : « le langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre ». Par les antagonismes forts qu’ils provoquent, ces frottements d’écritures plongent parfois le spectateur dans un sentiment troublant, tout au plus dérangeant mais toujours percutant.

Comme l’écriture de Duras, le travail de Manon Krüttli et de Jonas Bühler se niche au creux de ces espaces invisibles, infimes et pourtant si lourds. Il étudie les interstices qui séparent fébrilement ce qui ne parvient jamais à se réunir mais qui toujours tend vers l’autre. Le mobile chorégraphique et textuel qui émane de ces explorations vient habiter les gouffres et l’implicite de Duras par l’explicite et la corporalité du texte de Dustan. En véritable métaphore des relations humaines, Le large existe (mobile 1) nous rappelle que, tout comme ces figures en mouvement, nous demeurons les pantins de nos désirs, de nos passions, de nos émotions et que, bien qu’essentiellement seuls, nous ne pouvons nous extraire de cette vaste mécanique qui nous raccorde tous les uns aux autres.

23 octobre 2018


23 octobre 2018

La puissance de l’instable

© Jonas Bühler

Le Théâtre Populaire Romand de La Chaux-de-Fonds réitère l’expérience des Belles complications, concept né en 2016 sous l’impulsion d’Anne Bisang, qui a formé à nouveau cette saison une troupe éphémère de six comédien.ne.s, dirigé.e.s par trois metteures en scène, pour autant de spectacles. Première à présenter son œuvre, Manon Krüttli transpose en orfèvre les mécanismes du mobile dans une danse hypnotique de corps et de mots. Avec la collaboration de Jonas Bühler, elle offre une « sculpture scénique » puissante et enivrante, portée par une bande sonore percutante et qui cristallise une tension née de l’amour impossible, du désir et de l’espace infini entre les corps.

Un pari ambitieux, un procédé créatif ingénieux et une mise en œuvre méticuleuse, telles sont les pièces qui composent l’étonnante machine qui nous est présentée. Le processus créatif se base sur le concept du mobile, structure inventée par le sculpteur Alexander Calder qui se compose d’éléments à l’équilibre instable. A l’aide d’un « mobile-machine à écrire », développé spécialement pour l’occasion, les deux concepteurs ont pu écrire, analyser puis découper en différentes partitions les mouvements concrets et imprévisibles de ce type de sculptures. Ces partitions servent alors à chorégraphier les mouvements des comédien.ne.s, mais aussi ceux de la musique et des lumières ainsi que l’agencement des textes.

Si les inspirations liées au principe du mobile sont multiples, on retient surtout la manière dont se partage l’espace, par des interactions nées de la mise sur papier de ces trajectoires aléatoires. Les comédien.ne.s tournent et virevoltent sans cesse, sans jamais se toucher. Comme des planètes mues par leur attraction et répulsion mutuelles, ils évoluent dans un espace immaculé, vide de décor dans un rapport tri-frontal avec le public. Ce dernier soumet involontairement des impulsions aux mouvements des personnages dès l’entrée en salle, au même titre que le feront par la suite les dialogues et variations du texte. Tout est sujet au mouvement. Même lorsque la scène se vide pour ne laisser qu’un comédien immobile en son fond, lumières et sons prennent le relai, mimant les mêmes partitions et berçant nos sens comme ceux d’un enfant devant son mobile enchanteur. Cette constante agitation est éprouvante, tant en dehors que sur la scène, mais elle participe à cette tension monstrueuse, cette machine puissante qui prend vie dans la salle.

Le texte de Marguerite Duras – Les Yeux bleus cheveux noirs – motive les déplacements, leur donne un poids, une vitesse, un axe de rotation. Le narrateur sert d’abord de pivot aux personnages incarnant un couple à l’histoire d’amour impossible et perdu. Quand l’hystérie de celle qui cherche des réponses rencontre la passivité de celui qui s’abandonne à la résignation, le texte narratif orchestre les mouvements de l’ensemble. S’il est porté en premier lieu par le charisme puissant de la comédienne Jeanne De Mont, il est ensuite divisé pour éclater cette structure comme si les forces qui quittent l’un des éléments se répandaient dans les autres. Les insertions spasmodiques des textes crus et explicites de Guillaume Dustan redonnent de l’élan à la pièce. Elles comblent ce qui ne peut se dire chez Duras, tout en secouant les éléments du mobile lorsqu’ils s’apprêtent à s’arrêter. Car comme les personnages durassiens s’échappent sans cesse de cette mort vers laquelle ils tendent, le mobile ne peut retrouver cet équilibre qu’il recherche en tout temps.

L’impossible crée la tension ; le contraste le mouvement. Et lorsqu’en cours de spectacle, un nouveau comédien apparait, statique, sur une scène abandonnée des autres, une énergie contenue grandit jusqu’à envahir la salle entière. Le monologue clamé comme d’un seul souffle par François Karlen installe ce qui sera le climax de la pièce. Le texte de Guillaume Poix, commandé spécialement pour la création, se déverse dans un flux saccadé de parole délibérément maladroite, qui rappelle la poésie cinglante et adolescente du rappeur Fuzati dans ses premières années. La sincérité naïve du discours, la banalité de cet amour dramatique et irréalisé car conté au conditionnel nous transporte dans une frénésie grandissante, qui fait parfaitement écho au texte de Duras et fait exploser cette tension tissée jusqu’alors.

Celle-ci ne serait que l’ombre d’elle-même sans la composition musicale de Charlie Bernath et Louis Jucker. Elle maintient, par sa discrétion, une tension constante sur les fils invisibles qui meuvent les comédien.ne.s. Lors des moments forts, elle disloque les liens par une symphonie dissonante de métal froid, et ouvre notre vision vers les horizons vastes du folk. Car si le mobile est une représentation des rencontres impossibles, il invite aussi à voir au-delà, vers ce large qui autorise l’évasion de cette machinerie monstrueuse.

Aussi la prestation scénique reste toujours empreinte d’une énergie positive, d’une recherche de l’autre et de son regard, d’une libération par le geste ou le cri. Cette énergie, communiquée par la performance des comédien.ne.s, extraordinaires par leur rigueur et leur application à s’ouvrir vers le public malgré les contraintes de la chorégraphie, fait de ce spectacle un événement des plus marquant pour qui veut bien se laisser entraîner dans ses rouages. Cette prestation de haut rang, tant dans conception que sa réalisation, inaugure donc avec brio ce nouvel opus des Belles complications, qui nous promettent encore d’excellentes surprises.

23 octobre 2018


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