Par Jade Lambelet
Une critique sur le spectacle :
F(l)ammes / D’Ahmed Madani / TKM – Théâtre Kléber-Méleau / du 25 au 29 septembre 2018 / Plus d’infos
Le TKM ouvre sa saison avec F(l)ammes, deuxième volet de la trilogie à caractère sociologique Face à leur destin d’Ahmed Madani. Après avoir ouvert la scène à de jeunes hommes issus de quartiers populaires français, c’est au tour, cette fois, de jeunes femmes de venir frôler les planches et de faire résonner la salle de leurs témoignages. À l’occasion de ce spectacle, le metteur en scène revisite en l’éclatant le célèbre modèle du « one man show » : ce n’est plus un seul homme mais dix femmes qui s’emparent de la scène pour raconter leurs histoires individuelles teintées tantôt d’humour, tantôt de rage, de doutes, de fragilité, de fierté, de force et d’espoir.
La scène blanche ne se laisse habiter que par l’unique présence d’un micro placé en son centre et d’une dizaine de chaises soigneusement alignées à l’arrière, face au public. Tour à tour, les corps, les voix, les rires et les danses de dix femmes viennent colorer cet espace vacant, ce tableau immaculé. C’est ici qu’elles ont chacune la place et la liberté de questionner leur identité, leur féminité, leur passé et leur avenir. Elles se partagent la scène pour dire l’importance de ne jamais avoir honte d’où l’on vient, déconstruire les stéréotypes liés à leurs origines, rappeler les souffrances et les discriminations vécues au quotidien, clamer l’amour de leur corps, évoquer les souvenirs parfois douloureux de leur enfance, penser leur rôle de mère.
Si Ahmed Madani ne qualifie pas son théâtre de « documentaire », il s’agit pour lui d’explorer et de s’enquérir du monde, des facettes multiples des identités, de la diversité de toutes ces féminités. Aucun rôle préconçu pour ces dix comédiennes non professionnelles qui incarnent, le temps de la représentation, leur propre histoire, leur propre intériorité. Celui qui se nomme lui-même « écrivain de théâtre » a travaillé dès les premiers fondements de sa pièce à la manière d’un véritable chercheur : il interroge, écoute et récolte récits et témoignages que ces femmes acceptent de lui livrer. Ensemble et à partir de ce matériel testimonial, ils écrivent ce qui deviendra plus tard le texte chaque soir raconté et joué devant le public.
Prenant ses racines dans la réalité la plus brute, le théâtre de Madani s’inscrit, avec F(l)ammes, à la frontière des genres (ceux du théâtre et du documentaire) et ne cesse de jongler entre vérité et illusion. Le questionnement identitaire se tient au cœur de toutes les réflexions que la pièce parvient à soulever. Tant du point de vue discursif que scénographique, les blessures, l’ébranlement, l’invisibilité et la quête de l’identité sont exprimés. Dans un premier temps, la parole le formule explicitement, puis les images (ombres et projections) en prennent peu à peu le relais métaphorique. Alors, les lumières projetées sur les corps progressent du dessin d’une seule ombre sur le sol à toute une foule, évoquant les possibilités de déploiement infini du « moi ». Décliné à dix reprises dans une mosaïque de monologues qui se succèdent, le rapport à soi, aux autres et au monde est livré au public frontalement par ces comédiennes qui jouent leur propre rôle, parlent de leur propre vécu sans masque ni filtre mais qui finissent par devenir des personnages. C’est dire que l’essence de la pièce, extraite d’une réalité quasiment « scientifique », se mue en un véritable art, en une poésie.
De la forêt évoquant tout à la fois ses racines ancestrales et la métaphore de la « jungle urbaine » dans laquelle la première femme à entrer sur scène a grandi, nous glissons, transportés par les images projetées en fond, vers le récit d’Ulysse et de Pénélope dont la seconde comédienne se sert pour figurer son mariage et son rôle de mère. Si le voile de l’une ne la définit pas, le style extravagant de l’autre cache sous ses frous-frous et ses couleurs criardes une nature bien différente et lui permet, malgré les apparences, de demeurer invisible. Elles sont toutes françaises, vivent en France et pour certaines y sont nées. Un détail, leurs chaussures, semble rappeler cet unique point commun parmi leurs identités multiples : la France, ce pays, leur pays, le sol et la terre sur laquelle elle avancent aujourd’hui. Toutes sont chaussées des mêmes baskets dont seules les couleurs varient, comme pour dire, dans un second temps, la diversité de leurs origines. Celles-ci, souvent, sont liées à de douloureux et traumatiques souvenirs : le viol, le mariage forcé, le racisme, le sexisme ou encore l’excision.
Si rien ni personne ne leur avait permis de prendre la parole jusqu’alors, leurs voix s’élèvent désormais et font jaillir ce feu, ces flammes qu’elles préservaient cachées en elles. Du discours, le spectacle s’étend au chant et à la danse. Progressivement, les lumières projettent sur le sol et le mur blancs les ombres des corps statiques puis dansants qui se démultiplient et se disséminent à l’image d’un grand brasier. Les discours également montent en puissance au fil du spectacle et dans un geste de grande solidarité, les corps se rassemblent pour s’unir une dernière fois avant de reprendre, sous les applaudissements du public, la musique d’Aretha Franklin. Percutant, drôle, émouvant et regorgeant d’une énergie folle, F(l)ammes ne s’adresse plus seulement à celles qui sont issues des quartiers désignés comme populaires mais à toutes les femmes et même, à tout public : l’individuel de ces intimités devenant réalité collective, universelle. Loin du discours froid des médias, sous une ultime bannière symbolique qu’elles brandissent, les dix protagonistes se font, chacune à leur manière, porte-paroles de la lutte pour l’égalité.