Une critique sur le spectacle :
F(l)ammes / D’Ahmed Madani / TKM – Théâtre Kléber-Méleau / du 25 au 29 septembre 2018 / Plus d’infos
Donner la parole, entendre ce que dix femmes issues de l’immigration ont à dire de leurs vies, en montrer la réalité complexe et riche, voici l’objectif que s’était fixé Ahmed Madani au début de son projet. F(l)ammes s’emploie à “montrer la face cachée”, à révéler ces portraits.
Deuxième volet d’une trilogie intitulée Face à leur destin, cette pièce où dix femmes viennent s’exprimer tour à tour est un grand moment de partage et de transmission.
Ahmed Madani, auteur et metteur en scène a cherché à interroger la matière vivante, à écouter vraiment. Pour cela il lance en 2016 des stages-auditions pour des ateliers. Il annonce rechercher des « femme[s] entre 18 et 25 ans, née[s] de parents immigrés et vivants […] dans un quartier dit sensible ». Il précise vouloir faire « une description appliquée et minutieuse de ce que recouvre la réalité ». Le metteur en scène a souhaité ne pas écrire une seule ligne avant d’avoir trouvé celles qui accepteraient de le suivre dans cette aventure et qui lui livreraient alors leurs vies comme autant de matières à l’écriture. Deux ans et demi plus tard, le TKM-Théâtre Kléber-Méleau, sur l’invitation d’Omar Porras reçoit cette pièce qui oscille entre auto-fiction et témoignage.
La première trace de ces témoignages s’élève dès le début de la pièce. Voix de femmes, bribes de phrases saisies se mêlent au son des gouttes d’eau, des embruns, d’une rivière. Une première vidéo en noir et blanc projetée sur le fond de la scène, réalisée par le plasticien vidéaste Nicolas Clauss, accompagne ces extraits sonores. Le travail de ce dernier s’insèrera, comme autant de tableaux oniriques, tout au long des récits, alternant portraits et nature.
Dans le fond de la scène, quelques ombres alignent dix chaises. L’une d’entre elles s’avance devant un micro, la parole se délie. Ludivine se raconte, elle qui circule entre une école de riche et son monde des quartiers, elle cite Claude Lévi-Strauss, se mue en caméléon, s’amuse des idées reçues, elle qui est “sensible venant d’un quartier sensible”. Voilà le public mis en situation, car ces fameuses idées reçues, ces clichés que nous avons sur les banlieues françaises, elles vont, tout au long de leurs récits, les faire voler en éclats.
Toutes issues de l’immigration, venant toutes de quartiers dits défavorisés, les dix comédiennes qui n’en étaient pas avant cette aventure, sont avant tout des femmes qui refusent de rentrer dans un moule, quel qu’il soit. Originaires du Maghreb, d’Afrique noire, de la Guadeloupe, d’Haïti, elles sont autant de françaises. Pluralité des origines mais convergeant toutes vers un point commun : être soi, choisir sa route. Elles se racontent, composant entre les héritages familiaux, la vie d’une femme en France, la volonté de se choisir un avenir, et le regard que l’on pose sur elles de toutes parts. Ruptures, blessures, fractures, il y en a, beaucoup. Qu’en ont-elles fait ? L’une prévient : « Je ne veux pas de pitié ». Elles n’en attirent pas. Ahmed Madani a su retranscrire dans ses textes, leur force, leur volonté, leur désir d’être elles, quel que soit le chemin qu’elles avaient envie de prendre. Il a également réussi l’équilibre délicat, tout au long de son écriture, d’alterner entre émotion et humour.
Chirine est ceinture noire de karaté, elle ne s’en laisse conter par personne et c’est bien là que réside sa fragilité. Concilier le protectionnisme paternel, la place attendue de la femme au sein de sa famille et son émancipation naturelle. Anissa Kaki, elle aussi aime son père, même s’ils ne se comprennent plus. C’est en retrouvant les gestes accomplis par sa grand-mère autour du plat familial qu’elle trouvera son équilibre en alliant culture des anciens et vie de femme indépendante. Laurène vient de la Guadeloupe, mais elle est autre, une que personne ne connaît, qui est pleinement elle dans le monde des Harajuku. Elle chante merveilleusement en alternant japonais et coréens avec un accent impeccable. Oui, Laurène n’est pas celle que nous pensons voir. Enfant, Dana croyait venir de la même planète que E.T. car elle ne comprenait pas lorsque ses parents lui disaient venir d’Haïti. Dana avec sa voix magnifique reprend Ain’t got No, I got life de Nina Simone. Toutes la reprendront plus tard, en entonnant I’ve got my hair et en y mêlant Respect d’Aretha Franklin. Haby se raconte au travers d’un conte de sorcière, elle est la seule à parler à la troisième personne, prenant un peu de distance salutaire avec son expérience.
Se pose aussi la question des points de vue communs. Encore un préjugé qui vole en éclat : leurs opinions divergent sur de nombreux points. Entre éclats de voix et tentative de conciliation, on aperçoit ce qui a étayé les longues heures de discussions entre ces femmes et l’auteur, et ce qui a créé cette pluralité de portraits.
Il ne s’agit pas juste de s’asseoir et d’écouter ; la mise en scène mêle les témoignages individuels et les moments collectifs : chants, danse libératoire et jubilatoire, guerrières avançant en un seul rang ou encore filles dessinant dans l’air, simultanément, une représentation de leurs mères, différents rythmes s’alternent comme autant de couleurs vives. Couleurs que l’on retrouve dans le choix des costumes, chacune étant identifiée par une pièce de vêtement colorée qui la rend visuellement unique.
Ahmed Madani le dit : il a trouvé des perles, avec lesquelles il a composé un collier. Ces dix femmes sont autant de pierres précieuses, taillées par leurs propres soins, leurs histoires, leurs volontés, qu’un orfèvre a su mettre en avant, en faisant briller leurs éclats, leurs feux. Ainsi sont-elles.