Par Basile Seppey
Une critique sur le spectacle :
Bigre / De Pierre Guillois / Co-écrit avec Agathe l’Huillier et Olivier Martin-Salvan / Théâtre du Jorat / les 15 et 17 juin 2018 / Plus d’infos
Bigre a remporté en 2017 le Molière de la meilleure comédie. Une année plus tard, Pierre Guillois, Agathe l’Huillier et Olivier Martin-Salvan présentent au Théâtre du Jorat cette pièce muette qui fait de cette absence de paroles sa matière même.
Le décor représente trois chambres de bonnes exiguës, sous le toit d’un immeuble. Côté jardin, un motard technophile habite un intérieur blanc, aseptisé. Lorsqu’il rentre chez lui, il passe l’aspirateur sous ses chaussures. Un « écolo » vit au centre, dans un appartement rempli de cartons et d’emballages qu’il ne peut se résoudre à jeter. Il dort dans un hamac et fait sa vaisselle avec l’eau qui a servi à sa toilette. À sa gauche vient d’emménager une femme. Elle est tour à tour masseuse, coiffeuse, infirmière et remplit ses murs de portraits, d’images de chats ou de fleurs.
Un jour les trois voisins se rencontrent. Ils deviennent amis. Les deux hommes s’éprennent de la femme, sa préférence ira au motard technophile. Elle le quitte, enceinte, après une courte idylle, part avec son nouvel amant et reviendra, désespérée, avec un nourrisson.
Si aucune parole n’est prononcée durant le spectacle, l’histoire, véhiculée uniquement par les gestes est claire, un peu comme lorsque l’on reconnaît des mots sans les lire entièrement. La fable est réduite à une espèce de squelette et le spectateur est libre d’investir les intervalles et les espaces. Il y a quelque chose de l’ordre du cinéma muet. La musique est omniprésente, elle fait écho aux actions ou aux émotions des personnages, et un bruitage clownesque accompagne leurs mouvements.
Plusieurs stratégies sont déployées pour exhiber avec humour l’abandon du langage. Par exemple, des bruits de travaux dans l’immeuble couvrent les scènes dans lesquelles les personnages parlent entre eux. Le vacarme ne s’interrompt qu’au moment précis où l’un d’eux fait une grimace bruyante, un haussement d’épaule ou pousse un cri de surprise. La musique semble occuper une double fonction, soulignant et compensant en même temps l’absence de langage. Elle a souvent d’abord un rôle dans la fable, par exemple dans l’appartement de gauche, où le comédien fait du karaoké dans des langues que ses accents et mimiques nous permettent d’identifier comme asiatiques ou germaniques. Puis le volume augmente et la chanson glisse hors de l’histoire pour créer une ambiance, une atmosphère. Un procédé similaire est opéré avec la télévision dans l’appartement de droite, lorsque le motard technophile, venu réparer quelque chose chez sa voisine de palier, croit que la déclaration d’amour énoncée dans le film qu’elle regarde lui est adressée.
En fait, le langage n’est pas complètement banni de la pièce, mais il est toujours accompagné d’une perturbation. Soit il est introduit par des dispositifs d’enregistrement et devient une source de quiproquo, soit il est effectivement prononcé mais demeure incompréhensible. En définitive, l’abandon du langage semble évider et élargir les personnages. Ils deviennent des coquilles que chacun peut remplir de soi – pour rire de lui-même. L’hilarité et l’enthousiasme du public attestent l’efficacité de la proposition.
Construite par des gestes ou des cris, la pièce a une dimension burlesque. Les mouvements des personnages sont toujours très appuyés, leurs travers incessamment soulignés : en découle un humour absurde, nourri de répétitions et d’outrance. Le spectacle se donne comme une suite de saynètes parfois scabreuses dont l’absurdité va crescendoet qui se termine par l’explosion de toilettes. Ce sont couverts d’excréments que les comédiens saluent un public qui a beaucoup ri.