Bigre
De Pierre Guillois / Co-écrit avec Agathe l’Huillier et Olivier Martin-Salvan / Théâtre du Jorat / les 15 et 17 juin 2018 / Critique par Lucien Zuchuat et Basile Seppey.
15 juin 2018
Par Lucien Zuchuat
Joyeux bordel dans mon HLM
Aidés d’une machinerie fantastique, trois comédiens aux allures de personnages de bande dessinée entraînent le théâtre du Jorat dans une succession haletante de gags loufoques… et tout ça, sans un mot : c’est gros, c’est bariolé mais, « bigre ! », le public en redemande !
Les hauts murs de bois du Jorat tremblent sous les applaudissements : on frappe des pieds, on siffle, on tape en rythme. Les trois comédiens remontent une fois encore sur scène pour saluer… le plus dignement possible sous le feu d’artifice final, une couche grumeleuse de liquide brunâtre issu du rejet de toilettes défectueuses. Deux techniciens s’avancent à leur suite pour présenter des lapins à la foule attendrie. Le côté bric-à-brac des saluts donne bien la mesure de ce spectacle loufoque et excessif, qui a certainement rencontré son public hier soir dans le cadre bucolique de Mézières. Comment en est-on arrivé à ce joyeux foutoir ? Dans un enchaînement haletant de gags, Bigre retrace les heurs et malheurs de trois voisins de palier coincés dans des boîtes attenantes les unes aux autres : deux gars et une fille aux caractères caricaturaux. L’un est un golden boyà scooter, vivant dans un studio immaculé, l’autre un Gaston Lagaffe perdu dans le bazar de sa garçonnière, la dernière une fille à chat (ou à poisson, en l’occurrence), mi-baroudeuse, mi-rêveuse, coincée entre les murs roses d’une petite mansarde. On apprend à se connaître, on s’engueule, on se réconcilie autour d’un bon verre, on s’embrasse lors d’une fête, on se jalouse, on se re-réconcilie,… Entre amourettes éphémères et empoignades légendaires, tout y est des immanquables tracasseries de voisinage.
Mais l’essentiel du spectacle se joue ailleurs que dans ce récit grossièrement ficelé : pièce muette, Bigre se présente d’abord comme une succession haletante d’historiettes à gag, renvoyant largement à l’univers de la BD : proto-dialogues en onomatopées, case en guise de décors, corps plastique des comédiens qui se convulsent et grimacent à outrance,… Chaque saynète est prétexte à une blague empruntant à différents registres : du décalage absurde, lorsque sont repris, dans une scène hilarante de karaoké, des classiques de la chanson française en version japonaise ou néerlandaise, aux excellents « gags d’objets », puisque le décor recèle mille et une surprises (garde-manger creusé dans le mur mitoyen et accessible depuis la grille d’aération du voisin, poisson qui glisse dans les canalisations avant reparaître sautillant de l’autre côté de la cloison), en passant par la maladresse du clown (dans des duos d’amour ou de bagarre à la gestuelle et la rythmique très maîtrisées).
La pièce offre même des moments plus graves : le tragique et le comique fonctionnant à merveille sur un même plan ultra explicite, où rien n’est caché ni même suggéré, on interroge sans crainte la déception amoureuse, la solitude, jusqu’au suicide même, une fin heureuse venant résoudre toute tension.
Ces parties plus poétiques finissent cependant par s’essouffler, comme si le spectacle menaçait de tomber dans son propre piège : succession effrénée de moments farcesques, il ne souffre en effet aucune lenteur. Les noirs entre chaque sketch impriment pourtant un rythme un peu monotone à l’ensemble, qui finit d’ailleurs en queue de poisson, les trois compères se retrouvant à la case départ dans une histoire qui pourrait s’enchaîner à l’infini. Et dans leur accumulation tous azimuts, les farces elles-mêmes finissent par se ressembler : on regrette que quelques parties trop attendues n’aient pas été laissées de côté, par exemple celles qui renvoient à l’imagerie grossièrement colorée des téléfilms d’été (chorégraphie basique qui encourage à taper dans les mains, histoire d’amour impossible et à rallonge). Le registre scabreux faussement provocateur devait-il vraiment donner lieu à tant d’insistance (on montre des fesses à profusion, mais un déplacement heureux ou une sonnerie inopinée viennent cacher les seins ou les parties génitales) ? Bigre ne quitte jamais le premier degré : tout est donné au public, ostentatoirement joué pour lui (on se tourne face à la salle plutôt que face à la porte où quelqu’un vient de sonner, on tient le paillasson à motif de chat ou le journal au titre absurde bien en vue) et sans qu’il ait trop besoin de recourir à son imagination dans ce monde sans filtre où toute chose, incarnée matériellement, est destinée à faire rire.
En fin de compte, toutefois, le seul jugement qui compte est celui de la salle : au vu des fous rires et de l’entrain général qui ont marqué le spectacle, ces quelques réserves font figure de détails. Car devant les merveilles techniques de ce décor-machine et la prouesse physique des comédiens ultra-investis, difficile, il est vrai, de ne pas retomber en enfance et de se laisser naïvement emporter…
15 juin 2018
Par Lucien Zuchuat
15 juin 2018
Par Basile Seppey
Comique de geste
Bigre a remporté en 2017 le Molière de la meilleure comédie. Une année plus tard, Pierre Guillois, Agathe l’Huillier et Olivier Martin-Salvan présentent au Théâtre du Jorat cette pièce muette qui fait de cette absence de paroles sa matière même.
Le décor représente trois chambres de bonnes exiguës, sous le toit d’un immeuble. Côté jardin, un motard technophile habite un intérieur blanc, aseptisé. Lorsqu’il rentre chez lui, il passe l’aspirateur sous ses chaussures. Un « écolo » vit au centre, dans un appartement rempli de cartons et d’emballages qu’il ne peut se résoudre à jeter. Il dort dans un hamac et fait sa vaisselle avec l’eau qui a servi à sa toilette. À sa gauche vient d’emménager une femme. Elle est tour à tour masseuse, coiffeuse, infirmière et remplit ses murs de portraits, d’images de chats ou de fleurs.
Un jour les trois voisins se rencontrent. Ils deviennent amis. Les deux hommes s’éprennent de la femme, sa préférence ira au motard technophile. Elle le quitte, enceinte, après une courte idylle, part avec son nouvel amant et reviendra, désespérée, avec un nourrisson.
Si aucune parole n’est prononcée durant le spectacle, l’histoire, véhiculée uniquement par les gestes est claire, un peu comme lorsque l’on reconnaît des mots sans les lire entièrement. La fable est réduite à une espèce de squelette et le spectateur est libre d’investir les intervalles et les espaces. Il y a quelque chose de l’ordre du cinéma muet. La musique est omniprésente, elle fait écho aux actions ou aux émotions des personnages, et un bruitage clownesque accompagne leurs mouvements.
Plusieurs stratégies sont déployées pour exhiber avec humour l’abandon du langage. Par exemple, des bruits de travaux dans l’immeuble couvrent les scènes dans lesquelles les personnages parlent entre eux. Le vacarme ne s’interrompt qu’au moment précis où l’un d’eux fait une grimace bruyante, un haussement d’épaule ou pousse un cri de surprise. La musique semble occuper une double fonction, soulignant et compensant en même temps l’absence de langage. Elle a souvent d’abord un rôle dans la fable, par exemple dans l’appartement de gauche, où le comédien fait du karaoké dans des langues que ses accents et mimiques nous permettent d’identifier comme asiatiques ou germaniques. Puis le volume augmente et la chanson glisse hors de l’histoire pour créer une ambiance, une atmosphère. Un procédé similaire est opéré avec la télévision dans l’appartement de droite, lorsque le motard technophile, venu réparer quelque chose chez sa voisine de palier, croit que la déclaration d’amour énoncée dans le film qu’elle regarde lui est adressée.
En fait, le langage n’est pas complètement banni de la pièce, mais il est toujours accompagné d’une perturbation. Soit il est introduit par des dispositifs d’enregistrement et devient une source de quiproquo, soit il est effectivement prononcé mais demeure incompréhensible. En définitive, l’abandon du langage semble évider et élargir les personnages. Ils deviennent des coquilles que chacun peut remplir de soi – pour rire de lui-même. L’hilarité et l’enthousiasme du public attestent l’efficacité de la proposition.
Construite par des gestes ou des cris, la pièce a une dimension burlesque. Les mouvements des personnages sont toujours très appuyés, leurs travers incessamment soulignés : en découle un humour absurde, nourri de répétitions et d’outrance. Le spectacle se donne comme une suite de saynètes parfois scabreuses dont l’absurdité va crescendoet qui se termine par l’explosion de toilettes. Ce sont couverts d’excréments que les comédiens saluent un public qui a beaucoup ri.
15 juin 2018
Par Basile Seppey