Par Lucien Zuchuat
Une critique sur le spectacle :
La Reprise : Histoire (s) du théâtre (1) / De Milo Rau / Théâtre de Vidy / du 30 mai au 2 juin 2018 / Plus d’infos
Dans La Reprise : Histoire(s) du théâtre (I), une troupe d’acteurs liégeois s’empare, pour le réinterpréter, d’un fait divers sordide : la mort d’un jeune homosexuel tabassé par des inconnus une nuit d’avril. Milo Rau en tire la matière d’un spectacle qui multiplie avec virtuosité les niveaux de narration pour mieux interroger les limites de la représentation de la violence sur scène.
Un homme s’avance dans la pénombre. Que vient-il de faire ? Seul à l’avant-scène, les bras ballants, il se pose la question. Il est entré. Ce sera sa réponse. Il nous confiera que c’est le plus difficile, entrer. Qu’après, une fois sur scène, les choses viennent d’elles-mêmes, les gens se taisent, écoutent. Cela fait 50 ans, nous dit-il, qu’il entre comme il l’a fait. On ne peut que le croire : il demande qu’on projette de la fumée ; il veut être à nouveau le fantôme du père d’Hamlet qu’il avait joué jadis. Il s’exécute, simple, magistral, dans les vapeurs orangées qui entourent son corps. Dans le creux sépulcral de sa voix résonne un avertissement : ce que vous voyez n’est qu’illusion, écran de fumée. Méfiez-vous des présences qui n’en sont pas. Mais c’est trop tard… l’injonction du fantôme restera vaine ; on s’est tus, on écoute, fascinés déjà.
Eclairer le drame de gestes et de mots
C’est indéniablement sous le signe d’une réflexion sur le théâtre et ses possibles que Milo Rau place sa nouvelle création La Reprise : Histoire(s) du théâtre (I), un spectacle se situant volontairement au seuil, à la frontière de deux mondes qu’il mêle dans un lent chassé-croisé : d’un côté, celui de notre réalité, dont un fragment sous forme de triste fait divers donne son corps à l’intrigue, de l’autre, celui de la scène et de ses illusions, jouissives autant qu’elles peuvent être perturbantes quand la matérialité du corps des acteurs s’impose, à la limite de l’art performatif, dans la nudité, la sexualité crue, la violence physique. Rau nous convie à une réflexion qu’il mène devant nous, presque à voix haute : qu’est-ce que le théâtre peut montrer ? Que doit-il, au contraire, garder pour soi ? Sous quelle forme la violence trouve-t-elle ses droits de scène ?
Sur scène, justement, le fantôme a disparu. Une caméra s’est mise à tourner ; elle capte le visage d’un homme projeté en gros plan sur un écran. La raison de sa présence remonte à une triste histoire : un soir d’avril 2012, Ihsane Jarfi, un jeune homoseuxuel liégeois, est monté dans une polo grise à la sortie d’un bar. La voiture est partie ; la discussion aura mal tourné. On retrouvera son corps deux jours plus tard, nu et défoncé en lisière de forêt. Depuis, c’est l’incompréhension ; à l’absurdité implacable de cette mort, les proches opposent le silence de leur hébétude ou de vains questionnements.
Décidés à défaire les fils du drame, à le rejouer pour tenter de le comprendre, l’éclairer de gestes et de mots, les membres d’une troupe locale s’emparent du fait divers : ils organisent, sur scène, un casting, cherchant les acteurs pour incarner le jeune homme, sa mère, son meurtrier. Ils les trouveront en la personne d’un jeune français d’origine béninoise à qui, du fait de son teint métissé, on fait systématiquement jouer les Arabes, d’une retraitée qui peine à vivre de sa pension et qui a figuré, une fois, dans un film des frères Dardenne, enfants prodiges du plat pays, et enfin un jeune chômeur passionné de musique électrique et DJ à ses heures.
Le drame de ces trois individus frappe par sa quotidienneté. Leurs parcours respectifs dessinent la triste constellation d’une ville en déclin : les exploitations minières ont fermé et le chômage règne en maître, charriant son lot de frustrations. On devine sans peine quelle atmosphère visqueuse de dépossession ondoie sous la bruine de la cité wallone.
Au seuil de l’illusion
La frontière, déjà, est troublée entre le jeu et la vérité : dans un procédé qui est cher au théâtre documentaire de Rau, personnages et acteurs se confondent dans un ballet de vrai-fausses confidences. Ici la confusion est poussée à l’extrême : un acteur marche seul sur scène, la caméra le suit. Mais voilà que sur l’image projetée, l’acteur promène un chien. On regarde une fois encore la scène tant les mouvements sont calibrés à la perfection : non, vraiment, aucun chien. Le cinéma tend aux comédiens un faux miroir qui donne lieu à des scènes d’une grande finesse : sur l’écran, les acteurs jouant les parents d’Ihsane sont nus dans un lit. Sur scène, le lit en question est vide. Les deux acteurs s’assoient sur des chaises au milieu du plateau et se déshabillent lentement pour rejouer, au mouvement près, le langoureux baiser qu’ils se donnent à l’écran. Fait d’autant plus marquant que la femme, lors du casting qu’elle rejouait en début de pièce, avouait qu’elle n’oserait peut-être pas se montrer nue devant un public.
C’est que le spectacle fonctionne beaucoup sur l’autoréférence, l’annonce (comme ces claques qu’on apprend à donner « pour de faux » et qui deviendront de lourds coups de pieds portés à l’abdomen d’Ihsane ou ces sons samplés, présentés lors du casting par le jeune DJ, et qu’on reprendra plus tard pour créer l’atmosphère lourde et réaliste du trajet en voiture la nuit du meurtre).
Le théâtre vient toujours au secours d’un drame qui pourrait s’enliser dans la violence pure : les scènes se closent sur un « Coupez ! » sonore et les acteurs reprennent leur droit sur les personnages qu’ils viennent d’incarner. Plus qu’une simple réflexion sur le théâtre, cet effet distanciant dirige l’émotion vers ce qui, au regard du drame d’Ihsane Jarfi, aurait pu être une succession de détails : la détresse inégale de ces individus, acteurs comme personnages, dans une ville à l’abandon, le témoignage de la mère qui espère « que tout cela est faux, que ça a dû arriver à d’autres, comme dans un film », ou le récit du petit ami qui consulte une voyante et se raccroche aux signes les plus absurdes pour faire son deuil. Il donne lieu, en outre, à des moments extrêmement drôles (lors de l’entretien du début, on demandera à l’actrice qui interprétera la mère si elle est croyante. – Non, dira-t-elle. – Vous êtes italienne pourtant… – Oui, mais communiste). Le retour au théâtre et à l’humour après une scène de violence agit comme une soupape libératrice, quelque chose qui permet de retrouver un souffle dans le drame.
Bien sûr, cette interrogation métathéâtrale ne résout en rien le drame qui se joue, le vrai, celui de ce jeune homosexuel tabassé à mort. Mais là n’est pas le but du spectacle de Milo Rau. L’histoire du jeune homme décédé est intouchée, demeurée lointaine, froide comme un dossier juridique. Jamais le mystère n’en est percé, comme si le théâtre, malgré tout ce qu’il en peut montrer, se faisait un devoir de réserve par rapport au vécu. Ce qu’on nous dit en substance, c’est qu’il serait futile d’espérer percer une brèche dans la réalité, résoudre quoi que ce soit de l’innommable par la scène… Que la force du théâtre semble se situer ailleurs : dans le recours affiché à des procédés qui lui sont propres, en se révélant comme l’artifice qu’il est, il instaure en effet une distance avec la chose montrée : la réalité la plus crue y trouve un réceptacle où se manifester dans toute sa vérité, toute sa banalité. Peut-être est-ce bien là l’ultime pouvoir de la scène : montrer, sans nécessairement tenter de le résoudre ou d’en creuser le drame, ce qui ne peut être dit.