Par Louis Vodoz
Une critique sur le spectacle :
Infidèles / D’après Ingmar Bergman / Par les collectifs tg STAN et de Roovers / Le Reflet / du 17 au 18 mai 2018 / Plus d’infos
Au milieu de meubles dont le design simpliste évoque une vitrine Ikea, le collectif flamand tg STAN interprète l’un des derniers textes du Suédois Ingmar Bergman, Infidèles, texte hybride entre scénario et pièce de théâtre, qui date de 1997. Si le texte est grave et déchirant, la troupe le transforme en un matériau qui exhibe le plaisir du jeu, provoquant un effet de comique étrange.
Mentir : sur un ton badin, celui de l’anecdote racontée entre un blini au saumon et une coupe de mousseux pour amuser les convives, on découvre la vie de Marianne, une actrice, de son mari Markus, un chef-d’orchestre, de la fantasque Isabelle, leur fille, ainsi que celle de David, un metteur en scène proche du couple. Une nuit arrosée : Markus est absent, David et Marianne finissent dans le même lit. Pas d’adultère, bien pire : il dort, elle le regarde, elle le regarde même peu trop et elle tombe, enfin vous voyez quoi. Rien ne se passe mais ce rien est déjà de trop. C’est déjà trop tard. Par une coïncidence à demi-manigancée, les deux futurs amants se retrouvent à Paris. Paris, c’est un peu trop joli… paf ! Les adresses au public, les mimiques un peu clownesques, les plaisanteries récurrentes s’inscrivent toujours dans la franche rigolade : le public est complice de la mascarade.
Baiser : Marianne veut sa routine bien réglée, intacte. Elle restera avec son mari, elle ira voir David de temps en temps. Markus – pas folle la guêpe ! – a tout compris et interrompt une partie de jambes en l’air. Il ne dit rien de précis mais « ça va faire mal ». Si les lumières sont de plus en plus feutrées, si les voix deviennent plus profondes, si les silences entre les répliques deviennent plus pesants, le registre est toujours comique. Mais c’est à présent un comique boiteux qui domine le jeu des comédiens. Marianne s’installe avec David : s’ensuit une bataille pour la garde d’Isabelle. Markus exige la garde totale. Services sociaux et compagnie, guerre froide. Un jour Markus appelle : il a une solution, mais il veut que Marianne vienne seule. Faut-il y aller ? Mais oui, elle connaît Markus, dix ans de mariage, il ne ferait pas de mal à une mouche. Lors du rendez-vous, il s’avère que si Marianne veut revoir sa fille, elle doit le baiser, comme il dit. Le public s’esclaffe lors d’une scène de viol – sacré tour de force.
Mourir : la mort, qui confère au texte original de Bergman une portée tragique, est évacuée par la mise en scène, innocemment, comme si tout cela, ce n’était pas très grave, en fin de compte. Markus se suicide et laisse une lettre où le public apprend qu’il avait prévu d’emmener Isabelle au pays du silence. David et Marianne, après un avortement, se séparent dans la haine et dans la douleur. Et pourtant, on baigne encore dans le même comique, mais un comique gênant, qui traîne la patte et qui ne sait pas vraiment ce qu’il vient faire ici, comme s’il n’avait vraiment plus sa place ; il persiste. Mentir, baiser, (mourir).
S’il faut avoir un sac poubelle autour du cœur pour ne pas avoir les yeux mouillés lors de la lecture du texte de Bergman, l’interprétation de la troupe tg STAN s’est attachée à évacuer tout le pathos du texte. En conséquence, les personnages perdent de l’épaisseur : on ne sent pas la torture névrosée de David, ni la profonde dépression de Markus ou encore les tressaillements d’angoisse de Marianne. Dans cette mise en scène, on n’entrevoit que difficilement le rapport au monde des trois personnages, qui chez Bergman change de manière presque métaphysique depuis cet adultère. Quelle est la visée de ce glissement de registre ? Il me semble qu’il incarne la victoire du jeu sur le récit. Dans le texte, à l’ouverture, Bergman est lui-même un personnage. Il est dans son bureau, il y a une voix derrière lui, comme pour incarner son processus créatif :
LA VOIX : Tu voudrais que nous « jouions à imaginer ».
BERGMAN : Nous pouvons toujours essayer.
LA VOIX : C’est ce que tu as dit : « jouer à imaginer ».
BERGMAN : C’est bien cela. Tu n’existes pas, et pourtant tu existes.
C’est dans ce dialogue que l’intrigue prendra forme, c’est dans cette conversation que le récit de l’adultère s’enchâssera. La voix deviendra celle de Marianne ; Bergman s’évaporera, à quelques incises près. Au fil de la lecture du texte, les enchâssements fusionnent, un puissant effet de flottement en résulte : on ne sait plus vraiment si on est dans le bureau de Bergman ou dans sa tête, dans l’appartement de Marianne ou dans sa tête.
Dans la mise en scène, ce dispositif est mis à plat : les interventions de Bergman sont distribuées entre les comédiens. C’est d’abord David qui le joue. On peut se demander s’il s’agit de souligner la filiation entre l’un et l’autre, le personnage de David étant, lui aussi, metteur en scène. Quelques passages de Lanterna Magica, autobiographie de Bergman, se fondent d’ailleurs dans la représentation. Plusieurs procédés sont mis en place pour que le spectateur se détache de la fiction : les acteurs jouent plusieurs personnages, les changements étant signalés par le simple fait qu’ils endossent ou retirent un veston, sur scène. Les comédiens font des signes à la régie pour régler les lumières ; ils hésitent, trébuchent souvent sur certains mots comme pour insister sur la dimension expérimentale de la pièce. Les comédiens, même lorsqu’ils ne sont pas concernés par la scène, restent en arrière-plan ; Markus-le-suicidé est toujours sur les planches. Renversement carnavalesque : peu importent les déchirements, peu importe la douleur, tout cela n’est qu’un jeu et on va s’amuser, comme des pitres, comme des guignols. Marianne n’est pas la seule infidèle : la troupe s’octroie elle aussi une marge de manœuvre par rapport au texte, quitte à le modifier, comme cette conclusion ajoutée qui confirme la dévalorisation de la fiction face au jeu, et qui, finalement, trace une ligne de démarcation un peu trop nette : « De toute façon, cette histoire n’a pas existé ».