Par Pierre-Paul Bianchi (Atelier critique)
Proposition de critique créative sur le spectacle :
Cargo Congo-Lausanne / Création Rimini Protokoll / Théâtre de Vidy / du 1er février au 23 mars 2018 / Plus d’infos
Il conduit.
Une goutte fraie son chemin le long de mon front, le long de mes artères ; le long de mon bras, mes veines sont saillantes, mon pouls, sur le seuil de la cacophonie, guidé par un rythme incontrôlable. Mon regard est rivé, sans temps, sur le compteur d’essence, rempli à un tiers, j’arrive à peine à le détacher pour me concentrer sur la route ; ça me rassure, il n’y aura pas de panne. Je tente de pratiquer la respiration que je connais, celle que j’emploie avant d’entrer en scène, pour prendre conscience de mon corps. Je pratique tout ça, le focus de mon attention sur autre chose pour balayer ce qui affole mon cœur d’amateur. La roue gonfle anormalement, je ne suis pas sûr de savoir la changer si un accident arrivait. Nous sommes loin de tout. J’ai baissé les rétroviseurs pour mimer une gouverne sur la situation – j’y aperçois la roue suspectée ; au-dedans, ils n’en savent rien, de ma novicité. J’ai à peine eu le temps de terminer la préparation de mon permis poids lourd avant de prendre l’avion pour le Congo et de m’engager pour le passage de plusieurs frontières délicates, de mille routes aux mille nids-de-poule. Par le micro j’explique aux passagers-marchandises que la conscience et la maîtrise de son propre corps sont impératives à toute entreprise théâtrale ; ils ignorent mon pouls en cabrioles, la transparence de ma voix fait foi d’une situation calme, silencieusement ordonnée. Moi, ébloui par ce soleil qui reflète les jours ; à l’aurore nous aurons rejoint la forêt, disent-ils, l’ombre et la nuit seront la descente de cette extase nerveuse, adrénaline insoupçonnée, méfiée.
Il regarde passer.
Ils sont contents de se réchauffer le regard, au centre du froid de leur quotidien, là-bas, Lausanne sous la bise. Ils sont attirés par la chaleur contenue dans le projet, la chaleur qui manque à leur hiver.
On a fini par se renseigner, sur le pourquoi de ces lumières vives chaque soir à l’entrée du campement depuis une semaine. Une série d’acteurs de chez eux et d’à côté, en RDC, assume le déplacement de ces foules. Une cinquantaine d’hommes, de femmes et d’enfants franchissent la frontière à intervalles réguliers. Il est difficile d’établir la raison de leur droit au déplacement. Abris pour abris, ceux-là vivent dans un camion, jusqu’où, on ne sait pas. On aurait aimé pouvoir se demander pourquoi cette marchandise – cinquante anonymes – ne songe pas à sortir prendre l’air cinq minutes, vers nous. J’y pense… referme les yeux, somnole.
On le conduit, il passe.
Le repas était correct, assez finement préparé avec quelques épices dont je n’ai pas l’habitude. J’ai le cœur léger, les paysages, aujourd’hui, sont baignés de lumière, la route bringuebale mais sans excès. Je me sens serein, je commence à entrer dans le voyage, baisser la garde qui s’était instinctivement installée… Congo, pays lointain sous d’autres lunes. Je n’étais que rarement sorti d’Europe avant ce voyage, ce projet fantasque. Ça m’intéresse, cette découverte, j’ai de la compassion pour tout, pour ces moments légers, pour ces moments plus lourds. J’endure la rudesse de certaines scènes avec la conviction qu’il est nécessaire de les voir, que c’est là leur donner une voix, à ces populations déplacées, que c’est leur faire un hommage. J’ai regardé des documentaires Arte sur les pays qu’on traverse, mais ce n’est pas pareil, in situ. Et je somnole à l’écoute des musiques de mon adolescence, que les acteurs passent. Les poèmes qu’ils récitent, les lectures musicales. J’entre dans de douces, duveteuses rêveries où les pensées se constellent, passent de l’admiration que m’inspire le courage de ces jeunes acteurs qui soudain quittent leurs planches strasbourgeoises, brazzavilloises, lausannoises, pour s’embarquer ici, sur un autre continent, sous le danger des distances à parcourir, pour nous transporter, nous faire voguer. Je les sais, là, tenir dur le volant sur mille kilomètres par jour ; je n’ai jamais conduit plus d’une traversée des Alpes par le Grand Saint-Bernard. Passe de l’admiration au questionnement sur ma situation dans tout ça. Peine à l’avouer, ça me rassure de me savoir invisible aux regards de ceux qui nous voient passer. Une vitre opaque, une écriture, Vidy, tout au plus, lisent-ils ; que pourraient-ils déduire de ce mot abstrait, Vidy, sur un camion ? Vidy, cela pourrait être une marque de fabrication de café.
Il est douanier.
Mes collègues s’interrogent et je me pose peu de questions. Vidy, on me l’a dit, une cargaison d’êtres humains, d’européens en situation de tourisme. Je tamponne machinalement les papiers nécessaires à leur embarcation sur l’Océan indien, je contrôle d’un œil déconcentré ces tas de passeports qui sont seuls signes de l’inhabituelle cargaison. Je pèse le camion, dont le poids est léger. Cinquante personnes, ce n’est pas les tas de tonnes que je vois passer tous les jours. Le port est agité aujourd’hui, la pluie bat la terre rouge, l’océan, une mer colérique. Une mer colérique, rien d’hors du commun, une parente déçue de ses enfants, tout au plus, une gifle et cela passe. Que sais-je, de qui sont ces touristes, de leur habitude de la haute mer. Certains maudiront, vomiront, leur choix de s’être embarqué dans ce vaste théâtre qu’est le monde. L’océan, une scène mélodieuse, amère, affectueuse, écœurante. A chacun son théâtre, ce public saura sans doute y trouver son goût ou son dégoût. Je ne cherche pas plus à savoir ce qu’ils font là.
Il conduit, parle à ses passagers.
Je leur évoque Ramuz, Derborence. Non pas seulement pour les illusionner, pour caresser la familiarité de leurs cœurs déboussolés. Ils n’ont pas besoin d’être cajolés, je leur fais confiance. Ramuz. Mes souvenirs sur ma formation à la Manufacture, les moments de joie, les doutes, les critiques de ma famille. Roud. Mon enfance à Villeneuve. Les problèmes de subventions. La jouissance des applaudissements. Dehors, l’Océan, la planéité, la béatitude des grands espaces, le souffle et le silence du vent. Dehors, l’Océan, le bruit, la violence des vagues. Dedans, Chappaz, la poésie. Nous, on ne cherche pas à juxtaposer, à contraster deux univers. On cherche à écrire pour eux une expérience du palimpseste dont ils seront les seuls maîtres de toute hiérarchie. Du réel ou de la fiction. De la Suisse, du Léman qu’on décrit, de Hodler qu’on miroite, ici, au large de l’Érythrée. De la mer rouge, une mer corailleuse ou le lac de leur enfance, de mon enfance ; la littérature, l’éblouissement physique face au soleil, la fiction, le réel de la peur, du plaisir, le réel des côtes asséchées.
Ils sont plusieurs.
J’arrive en Suisse, à Lausanne, par le gros-de-Vaud : en face de moi s’étend la mer rouge, rafraîchie, étoilée. Mon pied tremble d’arriver, je suis heureux de ce voyage, heureux d’avoir su poursuivre au-delà de toute inquiétude. J’ai été averti du débarquement, ce soir, d’une série de camions de Vidy, du théâtre, parfaitement, et d’où viennent-ils ? D’Anvers, de l’Afrique ; j’admire le courage de tous ces passagers et de tous ces chauffeurs, ils ont le visage martelé par le soleil. Je regarde ma montre, l’indicateur de température, quatre degrés, je pourrai rentrer, hâte de finir, dix heures du soir, ma fille doit dormir ; j’effectue le contrôle des camions, des passeports, tout me paraît en ordre. Demain c’est l’anniversaire de Marianne.