Nous, les héros

Nous, les héros

De Jean-Luc Lagarce / Mise en scène de Robert Sandoz / TPR (La Chaux-de-Fonds) / du 18 au 20 avril 2018 / Critiques par Louis Vodoz et Roberta Alberico.


18 avril 2018

À la dérive

@ Guillaume Perret

À partir de la pièce Nous, les héros de Jean-Luc Lagarce, Robert Sandoz construit un univers aux accents burlesques ; un humour clownesque, quelques acrobaties et des farandoles musicales rappellent l’imaginaire forain. Dans une ville dont on ne dit pas le nom, au bord d’un précipice qu’on ne nomme pas, on suit une troupe de théâtre itinérante à la sortie d’une représentation, pendant un repas de fiançailles. Le spectacle oscille entre un ton bouffon, auquel il ne s’abandonne jamais complètement, et des teintes plus tragiques.

« Le théâtre, c’est pas pour les provinciaux, les rustres ! » Dans sa robe blanche de dentelle, l’une des membres de la troupe, se fâche, pérore. Des pauvres au théâtre, non mais ! Pire encore : des pauvres qui font du théâtre, quelle horreur ! La scène, c’est un monde à part, pour les âmes supérieures, plus élevées, celles qui comprennent. Un autre personnage détonne, par sa tenue, plus découverte, plus pauvre ; par son masque de singe, par sa gestuelle ample et saccadée ; par sa diction vive et puissante ; par ses bonds et cabrioles, par ses coups dans l’air et sur le parterre. Ce personnage, présenté comme un avatar de la figure du bouffon du roi, tente d’amener à ses collègues une corporalité dansante et bruyante. Leurs manières de jouer, leurs costumes révèlent deux conceptions du théâtre antagonistes : le tragique qui vise à faire surgir le Beau pour une élite restreinte ; le comique carnavalesque qui cherche à renverser l’ordre établi par le rire et le bruit, accessible à tous. Ils s’énervent ; chacun essaie d’imposer sa façon de jouer à la troupe. La mise en scène de Robert Sandoz s’échafaude sur la tension entre ces deux registres, entre la dérision de la condition humaine et son exaltation, entre un esprit de résignation et de révolution. Le choix des costumes marque une autre ambivalence : certains se réfèrent aux années 1930, alors que d’autres renvoient distinctement aux années 1970. Que Robert Sandoz a-t-il voulu exprimer avec ces temporalités discordantes ? Que l’histoire se répète ? S’agit-il de clins d’œil à ses sources d’inspiration ? Un questionnement sur la manière de trouver sa place –  son style –  dans l’instabilité généralisée ? Difficile de trancher : un peu désorienté, le spectateur vogue entre ces références.

Remplie jusqu’à ras-bord de dissensions internes, l’assemblée de comédiens est au bord du précipice : l’homme qui la dirigeait est décédé ; Raban, son fils, doit lui succéder. Il doit aussi épouser Joséphine, alors qu’il est rongé par son désir pour une autre des actrices du groupe. Par-delà la troupe, le gouffre est plus profond, c’est celui d’un monde, un monde qui chancèle dans les abimes d’un mal : la guerre vient d’éclater. Comment faire du théâtre lorsque par la fenêtre on ne voit que du noir ? Comment se marier ou plus simplement tendre vers un projet commun lorsque l’on ne sait pas de quelle couleur sera le réveil ? Comment tenir debout quand tout s’en va ? Est-ce qu’il faut partir ou rester ?

À l’image des lumières qui se tamisent, le comique s’éteint peu à peu, la voix des personnages devient plus grave. Les chansons et les rondes de saltimbanques se meurent, c’est maintenant des chants à voix nues, profonds et déchirants. C’est peut-être là le point de friction entre le comique et le tragique ; chacun à leur manière, ils tentent de mettre les personnages à nu, de faire tomber leur parures pour les dévoiler dans leurs faiblesses. Les farces s’effacent et laissent place à des règlements de compte : il n’y aura pas beaucoup de miel dans la lune. Le groupe implose, s’entredéchire : on renvoie l’un des auteurs parce qu’il est « socialiste », l’aimée de Raban s’en va, lui reprochant dans un sombre tête-à-tête de ne pas avoir assumé son amour. Chacun quitte les planches de son côté, malheureux. Il n’y a plus que trois personnages, qui s’en vont avec le décor empaqueté en forme de caravane : c’est leur théâtre, qui devient une roulote. Ils partent en silence, charriant la meule du théâtre et de leur existence à bout de bas, comme ces tziganes qui battent la terre espérant que la poussière qu’ils soulèvent les amènera vers des cieux moins orageux.

Comme les univers bouffons et gitans s’entremêlent, comme la temporalité est indécise, comme le comique et le tragique permutent sans cesse, on peine parfois à comprendre où le metteur en scène veut nous emmener. Toutefois, il a le mérite de proposer une palette de manière de jouer diversifiée ; le texte est matériau pour des exercices de style. Si la question de la condition de possibilité du théâtre a tout son intérêt, cette problématique est maintenant datée et largement explorée : par quelques choix plus précisément ancrés, on aurait peut-être pu sortir de la prison autoréférentielle.

18 avril 2018


18 avril 2018

Le passé d’une illusion

@ Guillaume Perret

Le TPR relaie ce mois d’avril le succès toujours croissant du théâtre de Lagarce, plus de vingt ans après sa mort, en proposant une mise en scène de Nous, les héros par Robert Sandoz et la compagnie L’Outil de la ressemblanceDans ce texte empli d’humour et de questionnements existentiels, une troupe de théâtre à la dérive cherche à construire son univers dans un monde où les autorités et les schémas sociaux traditionnels échouent à proposer une réponse à la question du bonheur.

Le texte de Jean-Luc Lagarce met en scène une troupe de théâtre familiale à la dérive depuis la mort du “père”. La “mère” se voit donc contrainte de diriger la troupe et d’assumer le rôle du défunt avec inconfort. La mort du père, de l’autorité, du patriarche – les lectures allégoriques peuvent être nombreuses – ouvre une brèche, une possibilité pour tous les personnages.

C’est l’occasion pour chacun d’entre eux de se réinventer, mais cette re-création de soi semble plus difficile qu’il n’y paraît. La mère, embarrassée par la posture qu’elle doit endosser devient trop autoritaire et étouffe les autres membres de sa famille : le grand-père, qui a un passé théâtral illustre se voit mis à l’écart, Joséphine (la fille) est forcée par sa mère de croire en son avenir d’actrice alors qu’elle-même finit par comprendre qu’elle n’a pas réellement de talent.

Les personnages de Nous les héros semblent irrémédiablement seuls, même lorsqu’ils échangent. Chacun des protagonistes de la troupe est comme piégé dans sa propre vision du monde, relativement incompatible avec celle des autres et, d’ailleurs, beaucoup de dialogues paraissent avant tout des fragments de monologues entrecoupés. Sans véritable échange, chacun évoque sa vision du théâtre ainsi que ses espérances, qui seront systématiquement déçues. Même ce qu’ils ont en commun les divise. Ils rêvent tous en effet d’une vie meilleure, projettent un ailleurs qui serait une échappatoire à leur vie de troupe, et le spectacle le fait particulièrement ressentir dans une scène où, les yeux braqués sur le public, chaque personnage évoque la ville où il rêverait de s’installer : le fils sent qu’il réussira à Berlin, l’auteur sait qu’il ne sera compris qu’à Varsovie, l’actrice rêve de s’installer à Lepizig, la mère voudrait voir sa troupe tourner ailleurs que dans une ville de province… L’ancienne actrice célèbre et son mari jouent avec ces amateurs dans l’attente d’une meilleure opportunité, l’auteur socialiste attend lui aussi une autre occasion de briller, le fils rêve de rejoindre une troupe contemporaine ; tous sont de passage mais se retrouvent finalement enclavés dans le présent par la puissance de leur nostalgie.

La pièce tourne donc autour de l’idée d’une sortie impossible de la stagnation dans laquelle sont les protagonistes. Mariage, festivités, banquet, costumes outrageants, normes de politesse exagérées : cette stase prend la forme du confort bourgeois. Une situation qui a son tragique : le jeune fiancé est détruit parce qu’il n’a pas le courage de vivre sa passion pour sa maîtresse, avoue à la jeune fiancée qu’il ne l’aimera sans doute jamais, cette dernière concluant l’échange en statuant qu’il devra donc essayer de ne pas la rendre trop malheureuse, puisqu’ils seront inévitablement malheureux. L’absence de choix et la soumission au consensus participent de l’enlisement.

L’allégorie sociétale coïncide avec un propos sur le théâtre lui-même, propos que la mise en scène retranscrit dans une scène en construction permanente. Lumières, décors et accessoires sont constamment manipulés par les acteurs qui semblent chercher désespérément à organiser l’espace de leur existence. La pièce s’ouvre sur une sortie de scène, dans laquelle les comédiens fictifs se démaquillent et enlèvent leurs costumes. Leur quotidien se construit donc sur le plateau lorsque nous les observons abandonner ce qui faisait leurs rôles. Derrière les costumes d’époque apparait une esthétique des années 1960 particulièrement fertile pour les questions d’autorités patriarcales, familiales et conformistes qui traversent la troupe. L’occasion, donc, d’esquisser des espaces qui cherchent à s’organiser mais ne réussissent pas à trouver un principe de cohésion interne. Cette tentative finira par échouer en même temps que la fête du mariage bourgeois et se terminera sur une vision sisyphéenne de la mère tractant comme un animal l’ensemble du décor au bout d’une corde : comme condamnée à refabriquer perpétuellement son univers.

18 avril 2018


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