Le passé d’une illusion

Par Roberta Alberico

Une critique sur le spectacle :
Nous, les héros / De Jean-Luc Lagarce / Mise en scène de Robert Sandoz / TPR (La Chaux-de-Fonds) / du 18 au 20 avril 2018 / Plus d’infos

@ Guillaume Perret

Le TPR relaie ce mois d’avril le succès toujours croissant du théâtre de Lagarce, plus de vingt ans après sa mort, en proposant une mise en scène de Nous, les héros par Robert Sandoz et la compagnie L’Outil de la ressemblance. Dans ce texte empli d’humour et de questionnements existentiels, une troupe de théâtre à la dérive cherche à construire son univers dans un monde où les autorités et les schémas sociaux traditionnels échouent à proposer une réponse à la question du bonheur.

Le texte de Jean-Luc Lagarce met en scène une troupe de théâtre familiale à la dérive depuis la mort du “père”. La “mère” se voit donc contrainte de diriger la troupe et d’assumer le rôle du défunt avec inconfort. La mort du père, de l’autorité, du patriarche – les lectures allégoriques peuvent être nombreuses – ouvre une brèche, une possibilité pour tous les personnages.

C’est l’occasion pour chacun d’entre eux de se réinventer, mais cette re-création de soi semble plus difficile qu’il n’y paraît. La mère, embarrassée par la posture qu’elle doit endosser devient trop autoritaire et étouffe les autres membres de sa famille : le grand-père, qui a un passé théâtral illustre se voit mis à l’écart, Joséphine (la fille) est forcée par sa mère de croire en son avenir d’actrice alors qu’elle-même finit par comprendre qu’elle n’a pas réellement de talent.

Les personnages de Nous les héros semblent irrémédiablement seuls, même lorsqu’ils échangent. Chacun des protagonistes de la troupe est comme piégé dans sa propre vision du monde, relativement incompatible avec celle des autres et, d’ailleurs, beaucoup de dialogues paraissent avant tout des fragments de monologues entrecoupés. Sans véritable échange, chacun évoque sa vision du théâtre ainsi que ses espérances, qui seront systématiquement déçues. Même ce qu’ils ont en commun les divise. Ils rêvent tous en effet d’une vie meilleure, projettent un ailleurs qui serait une échappatoire à leur vie de troupe, et le spectacle le fait particulièrement ressentir dans une scène où, les yeux braqués sur le public, chaque personnage évoque la ville où il rêverait de s’installer : le fils sent qu’il réussira à Berlin, l’auteur sait qu’il ne sera compris qu’à Varsovie, l’actrice rêve de s’installer à Lepizig, la mère voudrait voir sa troupe tourner ailleurs que dans une ville de province… L’ancienne actrice célèbre et son mari jouent avec ces amateurs dans l’attente d’une meilleure opportunité, l’auteur socialiste attend lui aussi une autre occasion de briller, le fils rêve de rejoindre une troupe contemporaine ; tous sont de passage mais se retrouvent finalement enclavés dans le présent par la puissance de leur nostalgie.

La pièce tourne donc autour de l’idée d’une sortie impossible de la stagnation dans laquelle sont les protagonistes. Mariage, festivités, banquet, costumes outrageants, normes de politesse exagérées : cette stase prend la forme du confort bourgeois. Une situation qui a son tragique : le jeune fiancé est détruit parce qu’il n’a pas le courage de vivre sa passion pour sa maîtresse, avoue à la jeune fiancée qu’il ne l’aimera sans doute jamais, cette dernière concluant l’échange en statuant qu’il devra donc essayer de ne pas la rendre trop malheureuse, puisqu’ils seront inévitablement malheureux. L’absence de choix et la soumission au consensus participent de l’enlisement.

L’allégorie sociétale coïncide avec un propos sur le théâtre lui-même, propos que la mise en scène retranscrit dans une scène en construction permanente. Lumières, décors et accessoires sont constamment manipulés par les acteurs qui semblent chercher désespérément à organiser l’espace de leur existence. La pièce s’ouvre sur une sortie de scène, dans laquelle les comédiens fictifs se démaquillent et enlèvent leurs costumes. Leur quotidien se construit donc sur le plateau lorsque nous les observons abandonner ce qui faisait leurs rôles. Derrière les costumes d’époque apparait une esthétique des années 1960 particulièrement fertile pour les questions d’autorités patriarcales, familiales et conformistes qui traversent la troupe. L’occasion, donc, d’esquisser des espaces qui cherchent à s’organiser mais ne réussissent pas à trouver un principe de cohésion interne. Cette tentative finira par échouer en même temps que la fête du mariage bourgeois et se terminera sur une vision sisyphéenne de la mère tractant comme un animal l’ensemble du décor au bout d’une corde : comme condamnée à refabriquer perpétuellement son univers.