Des étoiles de passage

Par Lucien Zuchuat

Big Crunch / De Renaud Delay & Daniel Vuataz / Mise en scène de Frédéric Ozier / Théâtre 2.21 / du 20 au 29 avril 2018 / Plus d’infos

© Cie Silence in the studio

Pour sa deuxième création la Cie Silence in the Studio propose Big Crunch, une comédie musicale douce-amère qui, de rire en larmes, se moque tendrement des travers et des anxiétés d’une génération peut-être pas plus perdue qu’une autre.

Le Big crunch, en cosmologie, est une des fins possibles de notre Univers, prévoyant le ramassement et le broiement final de toute matière sous l’effet de la gravitation. Son exact opposé théorique, le Big Freeze, prédit que la force d’expansion l’emportera sur la force gravitationnelle et que l’Univers s’étendra à l’infini avant de mourir dans un froid sidéral.
Une force qui rapproche, donc, et qui consume ; une autre qui éloigne et qui fige.

C’est sous ce patronage cosmique que la compagnie vaudoise Silence in the Studio inscrit sa nouvelle création, une comédie musicale de poche sur le mode enlevé et elliptique du showcase, ce condensé créatif servant de maquette aux artistes. On y suit les destins croisés de quatre amis : un geek stellaire, une midinette se rêvant en Marion Cotillard, un baroudeur plus minable que bohème et une obsédée du contrôle rongée par le surmoi parental. On a vingt ans et la tête pleine de rêves. On se jure de se revoir, bien sûr, de garder contact. Mais c’est sans compter sur la distance et le temps, dieux Moloch insensibles qui avalent toutes les promesses, celles criées à la volée dans le volcan d’un bar comme celles que l’on se murmure à soi seul dans le silence d’une nuit.

On imagine sans peine : les forces immenses qui affectent les astres accablent aussi les hommes. Eloignement, déception, fuites et fourvoiements, rapprochement enfin : car le destin des quatre personnages est lié. Ils se retrouveront dix ans plus tard, mais les choses auront évidemment bien changé.

Comme un folioscope géant, Big Crunch se raconte d’abord par la succession haletante d’images. L’ellipse règne en maître dans ce chassé-croisé de scènes variant à l’envi les modes narratifs : deux pans de bibliothèque et un stender figurent tantôt un bar, tantôt un bureau, puis une chambre, un Starbuck’s,… Le théâtre (re)devient ce lieu fantastique où un rien peut figurer tous les lieux. Dans ce bal stroboscopique réglé à la seconde, les comédiens, aériens, survoltés, sautent d’un bout à l’autre de la scène, enchaînant sans peine les registres : comique et enjoué dans l’enchaînement piquant des premières répliques, le jeu se fait plus grave et intérieur à mesure que le spectacle avance, s’assombrit et qu’il faut reprendre, en contrepoint, un thème mineur déchirant. Car oui, tout cela se passe en chansons et la musique de Renaud Delay structure le récit de basses jazz sautillantes ou d’arpèges suaves à la Disney.

C’est que les références à la pop culture sont omniprésentes : anglicismes plus ou moins heureux (« Je t’ai searché sur Google », « D’acc’, big up, les gens se smackent »), renvois à Facebook, Tinder, Cotillard, Trump, mais aussi à des réalités quotidiennes plus sombres, plus complexes comme la dépression, l’avortement, le chômage. Big crunch est un miroir brisé que l’on tend en creux à une génération. Car sous le show, sous l’humour pétillant qui annihile le kitsch affleurant par moment (« Qui réalisera ses rêves ? Qui a bu mon gin to’ ? »), le texte de Daniel Vuataz interroge nos doutes existentiels, les anxiétés qui nous assaillent aux tournants de nos vies : quid de nos amours quand nos parents, au même âge, était déjà mariés ? a-t-on le droit de ne pas aimer le sexe ? et comment l’expliquer ? que valent nos rêves, nos ambitions, si le corps nous trahit ?

En réalité, la force gravitationnelle qui nous semble si familière reste un mystère physique : en vain, les scientifiques ont cherché une particule, le graviton, qui puisse prouver son existence matérielle au niveau atomique. D’où vient cette force qui rapproche les êtres ? La structure profonde des lois qui régissent l’harmonie de notre cosmos nous est simplement inconnue. Et là où est le mystère naît la poésie.

Un soir, les quatre amis se retrouvent chez Lise : Marc, frustré de ne pouvoir reconquérir Nao, est parti trop tôt. Lise l’a suivi dans la cage d’escaliers prétextant l’achat de cigarettes. Pour oublier l’échec de la soirée, Will, l’astrophysicien, se décide à parler de son projet de recherche à Nao et son nouvel ami : la salle se recouvre d’étoiles, d’un tourbillon de galaxies et de traînées gazeuses. Un vertige me saisit : « Dans l’absurdité absolue d’une existence finie, la taille compte peu », me dis-je. « L’Univers lui aussi mourra. Pourquoi nos petits drames compteraient-ils moins qu’un crash d’astéroïdes ? »