Change l’état d’agrégation de ton chagrin
De Katja Brunner / Mise en scène de Anna Van Brée / Le Poche (Genève) / du 23 avril au 13 mai 2018 / Critique par Coralie Gil.
23 avril 2018
Par Coralie Gil
Couloir de la mort
Un adolescent rebelle se suicide. Alors la parole se déclenche : plusieurs personnages (joués par trois comédiennes) expriment à la fois leur incompréhension du geste et celle de la vie en général : de l’étrangeté de ces cellules qui s’assemblent pour former notre corps jusqu’à l’absurdité du rituel mortuaire. La scénographie cloisonne les personnages derrière des parois vitrées, jamais brisées. Comme pour exprimer une impossibilité à se comprendre, les humains sont toujours séparés par des fenêtres fermées. Même quand elle semble transmise de manière transparente, la communication se heurte ici, concrètement, à des murs de verre.
Sous la scène, un couloir vitré et éclairé. Côté cour, dans ce corridor bleu, on aperçoit un jeune homme assis. Il regarde devant lui avec assurance et mélancolie. Comme enterré, à l’étroit dans ce sous-terrain scénique. Il s’agit, on le comprendra, du suicidé. Il observe le public qui s’installe et qui écoute attentivement le mot d’introduction prononcé par Mathieu Bertholet. Enfin, les lumières s’allument, sur les planches au-dessus de lui.
Sur scène, une porte entrouverte se dessine derrière un grand carré de vitre. Elle laisse voir le coin d’une table, comme une salle à manger. La porte est refermée à l’arrivée des personnages. Oublié quelque temps, l’environnement familial. L’attention se focalise alors sur ce sol, juste devant cette vitre : un carré de la même taille fait de terre et de graviers, dans lequel vient se glisser l’une des femmes, au comportement maternel : elle dit avoir déposé un Kinder Pingui sur la tombe. Depuis « quelque chose a poussé », un arbre fruitier, elle ne sait pas lequel. Sous le choc, elle trébuche, s’effondre puis s’enterre parmi les vers, elle se confond avec eux, désespérée et emplie d’incompréhension. Un sentiment d’injustice persiste contre son fils : alors qu’elle s’est tuée à le mettre au monde, pourquoi a-t-il décidé d’en sortir? L’image de la tombe devient encore plus poignante quand, à la craie, un autre personnage féminin vient écrire sur la vitre : « Ici reste un enfant, […] oubliez-le, le plus souvent possible. »
Le texte aborde la mort et la question du suicide de manière originale, presque avec légèreté, au début du spectacle notamment, où l’on ne comprend pas pourquoi les personnages féminins sourient, même si l’on devine qu’il s’agit certainement d’une feinte, d’une sorte de légèreté crue pour relever l’absurdité de certaines phrases toutes faites quand il faut rendre les honneurs, ou de certains discours de pasteurs. Quelle tête faire pendant les funérailles, quand la douleur ronge mais qu’il faut faire bonne figure ou que les larmes se sont tellement répandues qu’on n’en a plus en stock ?
Le programme proclame : « Suivant l’exemple de son hamster las d’user ses pattes sur la roue de sa cage, un adolescent rend son dernier soupir et se donne la mort. Cet abandon en plein parcours délie les langues de personnages […] toutes aliénées par un système de compétition, de la conception à la crémation. » Le suicide selon Katja Brunner serait donc un acte de révolte contre une société de consommation qui ne va nulle part. Pourtant, sur (ou sous la) scène, le révolté, avec son air d’adolescent blasé, semble à son aise dans son tombeau, à écouter de la musique. Quand il prend la parole, accompagné de basses électroniques profondes qui font trembler le sol, c’est à l’aide d’un micro et pour affirmer sa vie de solitaire, ses envies de quitter un monde. Parole d’adolescent désillusionné. Un poil cliché, peut-être. De manière plus globale, le texte peine parfois à se faire entendre. Une façon d’appuyer sur les mots importants fait parfois perdre le sens global de certaines phrases. Difficile aussi de se repérer parmi les nombreux personnages malgré la volonté manifeste de les distinguer par des costumes différents : reste qu’on ne sait pas toujours lequel d’entre eux est censé prendre la parole.
On retient pourtant la subtilité des images scéniques. Les parois vitrées montrent au public ce qui est caché pour les personnages, la tombe de l’adolescent et l’espace privé de la salle à manger, refuge des larmes. Elles révèlent aussi le rapport des humains entre eux. Même quand la mort pointe son nez et déclenche des émotions impossibles à cacher, il faut faire bonne figure devant le monde. Même quand le besoin des autres se fait ressentir, il y a toujours ces parois sociales transparentes mais incassables. Katja Brunner évoque le non-sens en mêlant poésie et sarcasme. Certains moments sont particulièrement marquants, comme ce monologue brillant sur les milliers de photographies prises sur nos téléphones, conservées, gardées mais jamais vraiment regardées. Tous ces souvenirs d’instants présents non vécus, trop occupés que nous sommes à faire croire au reste du monde des récits d’expériences que l’on ne vit pas.
23 avril 2018
Par Coralie Gil