Le Cromlech
Mise en scène d’Oscar Gómez Mata / TLH-Sierre / 25 mars 2017 / Critique par Roberta Alberico.
25 mars 2017
Par Roberta Alberico
Un psychodrame postmoderne
Le Cromlech, quatrième des « psychodrames » proposés par Gómez Mata, invite le public à participer à une installation collective sur le plateau du TLH. Outre une remise en jeu du rapport entre le spectateur et l’acteur, ce dernier discutant individuellement avec chaque participant, le projet propose à son spectateur une immersion émotive dans sa propre mémoire et son rapport au manque.
Fragments mémoriels d’une séance de spiritisme psycho-philosophique autour du vide, de la cupidité et de la mémoire
J’avais oublié de retirer de l’argent et on ne pouvait pas payer par carte, j’ai pu faire un virement à la personne qui vendait les billets contre de l’argent liquide. 2h20 de train : j’avais vraiment soif. On se sent un peu chez soi au TLH. Quelques bénévoles construisent des tables et des fauteuils avec des palettes : le printemps arrive, il faut aménager les terrasses. Une dame passe de table en table pour demander si nous sommes là pour le Cromlech. Elle a l’air assez stressée, elle doit faire en sorte que les choses soient synchros. Elle est un peu dépassée. Quand on se sent prêt, il faut le lui dire et, après un moment, elle vient te chercher à ta table et elle t’amène à l’ECAV, l’école cantonale d’art du Valais, qui se situe juste en face du TLH. A partir de là, tu te fais escorter par un type. Et tu arrives dans une classe. Pas de chichis, c’est simple, tu ne sais pas vraiment ce que tu fais là… on te dit d’aller t’asseoir à une des tables. A chacune d’entre elles il y a quelqu’un, un performeur ou une performeuse qui t’attend.
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A ma table m’attendait une bougie sur un chandelier d’argent et une femme au sourire presque trop calme. J’ai dû allumer la bougie en arrivant et j’ai eu l’impression d’assister à un genre de séance psycho-thérapeutique douçâtre. J’avais envie de rire : ce type de moment où on te demande de tisser un lien fort avec une personne en dix minutes alors qu’avec tes amis, cela prend des années. Et puis les bougies, c’est connoté. On les allume pour célébrer une sorte d’intimité gênante, pour construire des récits de nos vies. Dans les cimetières, parce qu’il faut communier avec la perte et la prière ; dans les restaurants, pour les rendez-vous galants et c’est embarrassant ; dans tout un tas de cérémonies néo-spirituelles d’actualité où il faut essayer d’aligner tes chakras et ton signe astrologique chinois avec la passion du Christ. Donc j’ai allumé cette bougie posée sur un chandelier d’argent avec un léger sourire au coin de la bouche.
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Les cromlechs sont des monuments mégalithiques formés de menhirs placés en cercle. Personne ne sait exactement pourquoi ils étaient construits. On en trouve en Ecosse par exemple. La troupe Alakran aime à penser qu’ils n’avaient aucune utilité particulière, qu’ils étaient là pour signifier un vide. Une absence circonscrite par de la présence. Si l’on définit l’œuvre d’art par le fait qu’elle s’abstrait du circuit de production et de consommation utilitariste, c’est peut-être la première œuvre d’art au monde. Et la première œuvre d’art aurait été construite pour signifier le vide. Comment dire le vide et le manque, si ce n’est par la présence ?
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Nous voulons construire un cromlech. Nous avec vous. Alors vous devez personnaliser des pierres pour ensuite les poser sur ce cromlech collectif qui se situe dans une salle de théâtre. Et sur notre cromlech il y a de la paille, c’est un symbole de cupidité au Moyen-Âge. Tu connais Jérôme Bosch ? Alors on construit un vide autour de la paille.
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Le cromlech c’est comme un trou noir et on y jette tout ce dont il faut se défaire. Quand je pense à ceux qui sont passés là avant et à ceux qui viendront, je me dis que le théâtre devient une psychothérapie collective, un lieu de réparation et de guérison : catharsis. Purgation des passions cupides, libération affective du manque, dramaturgie thérapeutique… Mais on ne te demande pas de pleurer assis sur ta chaise à regarder. On ne te fait pas la morale. C’est important, je crois, de ne pas faire la morale pour Gómez Mata. Et moi je préfère qu’on ne me la fasse pas.
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Plus j’essaie de me souvenir d’une amie, qui n’est plus là, plus je casse mes souvenirs, je les construis, je les défais et je les refais à ma guise. Le ressouvenir expose la mémoire à l’oxydation en la faisant remonter à l’air. Est-ce qu’il faut que je cesse de me souvenir pour protéger ma mémoire ? C’est un vide : quand on essaie de le combler, on le rend toujours plus grand. Alors quand elle me dit tout ça je pense aux souvenirs que l’on oublie un moment et qui surgissent des années après pour la première fois. Ils sont tout frais et intacts. Je me demande s’ils sont vraiment plus réels. Je pense aussi à ce dessin que j’avais fait petite. Il y avait des oiseaux multicolores, une maison futuriste et plein de jonquilles. Quand je l’ai revu, il était à la cave, il n’y avait qu’un oiseau et la maison n’était pas si futuriste que ça, il y avait juste un toit plat. C’était un faux souvenir, construit. Ou peut-être était-ce le souvenir de mon regard d’enfant. Et d’ailleurs, plus j’essaie de me souvenir de cette performance, plus je m’éloigne de ce qu’elle était réellement.
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C’était un psychodrame conscient d’être un psychodrame. Comme quand on se dispute vraiment fort, qu’on en fait des tonnes et des tonnes et que tout à coup on a envie de rire, parce que c’est ridicule, parce qu’on a jeté une assiette par terre et que cette scène, on l’a vue des milliers de fois dans les films. C’est un peu la même chose, cette performance. Elle cherche à se construire sur la base de nos émotions, elle se veut intimiste, alors quand tu le remarques, c’est un peu gênant. Oscar Gómez Mata, m’a dit la performeuse, dit toujours à ses comédiens : « pas de psychodrame s’il vous plaît ! » et là il nous en propose un. Il faut toujours un peu de recul : sinon c’est ridicule.
Puisque cette femme m’a offert plusieurs belles citations d’auteurs à mettre en relation avec ce que nous étions en train de nous dire, j’aimerais lui en offrir une aussi. C’était, il me semble, un psychodrame postmoderne :
« La réponse post-moderne au moderne consiste à reconnaître que le passé, étant donné qu’il ne peut être détruit parce que sa destruction conduit au silence, doit être revisité : avec ironie, d’une façon non innocente. Je pense à l’attitude post-moderne comme à l’attitude de celui qui aimerait une femme très cultivée et qui saurait qu’il ne peut lui dire : « Je t’aime désespérément » parce qu’il sait qu’elle sait (et elle sait qu’il sait) que ces phrases, Barbara Cartland les a déjà écrites. Pourtant, il y a une solution. Il pourra dire : « Comme dirait Barbara Cartland, je t’aime désespérément. » Alors, en ayant évité la fausse innocence, en ayant dit clairement que l’on ne peut parler de façon innocente, celui-ci aura pourtant dit à cette femme ce qu’il voulait lui dire : qu’il l’aime et qu’il l’aime à une époque d’innocence perdue. Si la femme joue le jeu, elle aura reçu une déclaration d’amour. Aucun des deux interlocuteurs ne se sentira innocent, tous deux auront accepté le défi du passé, du déjà dit que l’on ne peut éliminer, tous deux joueront consciemment et avec plaisir au jeu de l’ironie… Mais tous deux auront réussi une fois encore à parler d’amour. »
Umberto Eco, Apostille au « Nom de la Rose ».
25 mars 2017
Par Roberta Alberico