De textes et d’images

Par Coralie Gil

Une critique sur le spectacle :
Evel Knievel contre Macbeth na terra do finado Humberto / Créé et mis en scène par Rodrigo Garcia / Théâtre de Vidy / du jeudi 15 mars au dimanche 18 mars 2018 / Plus d’infos

© Marc Ginot

Rodrigo Garcia met en scène un spectacle presque aussi mystérieux que son titre, qui fait se succéder les images dans des tableaux toujours plus inventifs. Le texte même devient image et les genres se mêlent : le théâtre rencontre le jeu vidéo, la bande-dessinée, le documentaire ou le manga – au risque de perdre le contenu critique dans une variété esthétique.

Le spectacle commence par la projection d’une animation similaire à un jeu vidéo qui montre un personnage déguisé en Neronga, monstre de manga, traversant une ville déserte. Une narratrice raconte : Orson Welles, bloqué dans le rôle du personnage de Macbeth, tyrannise une partie de la ville de Salvador de Bahia. Evel Knievel à l’aide de ses alliés, dont Neronga, vont tenter de rétablir la paix. Le reste du spectacle est constitué d’une succession de tableaux  relatifs à cette guerre.

Chez Rodrigo Garcia, le texte a son importance mais les paroles prononcées par les acteurs ne sont que l’un des rouages de la machine théâtrale à raconter : le metteur en scène fait parfois, au sens propre, lire le spectateur, et lui fait même prendre conscience qu’il est en train de lire. Sur l’écran disposé au fond de la scène, presque unique élément de décor, des lettres apparaissent, formant peu à peu des phrases. Les spectateurs attendent et cherchent en même temps, par avance, la signification, la phrase, avant même qu’elles n’apparaissent. Comme un jeu. Dans l’un des tableaux, les actrices, à tour de rôle, lisent un texte sur un petit porte-document éclairé par une lampe. Au rythme de leurs phrases, ce sont les lettres qui apparaissent, une à une, très rapidement, gigantesques et hypnotiques sur l’écran, avec un bruit de machine à écrire exagérément puissant. Comme si l’on retournait à une sorte de contemplation des symboles quand ils ne représentaient pas encore des lettres, avant l’apprentissage de la lecture. Par ailleurs, le spectacle étant principalement en anglais et en espagnol, le spectateur est aussi amené à lire des sous-titres. Le metteur en scène s’en amuse : les sous-titres ne sont pas de simples ajouts projetés hors de l’aire du plateau, ils s’incorporent à l’esthétique de la scène. Dans l’un des tableaux, par exemple, pendant que l’une des deux actrices parle, l’autre tient une bulle dans laquelle sont projetés ces sous-titres. La scène se transforme alors en une case de bande-dessinée.

Rodrigo Garcia ne joue pas seulement avec les textes, il s’amuse aussi avec les médias, dans l’optique, semble-t-il, de diversifier aussi les manières de donner à voir. Il maîtrise l’animation en trois dimensions autant que la caméra. L’écran sert de support au jeu vidéo comme au documentaire et permet de faire en sorte que plusieurs genres se mêlent, à en faire perdre leurs repères aux spectateurs. Sur scène : deux actrices et Neronga dont on découvrira qu’il est joué par un enfant. Leur jeu relève de la performance physique. Les comédiennes apparaissent souvent casquées pour montrer le clan dans lequel elles se situent. Il arrive que des chaussures de hauteur inégale rendent leur démarche difficile, les corps sont exploités jusqu’à leur dernière ressource.

De nombreuses images ouvrent à la réflexion. Sur l’écran, les images d’une tuerie sanglante sont suivies d’une curieuse résolution : des femmes gavent les morts d’acarajé (spécialité calorique typique de Salvador de Bahia) et les morts reprennent vie. S’agit-il d’une manière de montrer que la société de consommation gave les individus jusqu’à leur faire oublier leur propre mort ? Possible. À bien des égards, le spectacle, qui possède une dimension farcesque (la guerre est parodiée, le drame fait rire), demeure mystérieux. On peut tout de même se demander si, à force d’images toujours plus décalées, on ne perd pas le sens du geste critique. Parfois, il est bien difficile de réussir encore à distinguer ce qui fait partie de la satire sociale de ce qui est un jeu esthétique.