Quoi/Maintenant

Quoi/Maintenant

Par le collectif Tg STAN / Théâtre Saint-Gervais / du 11 au 13 janvier 2018 / Critiques par Thomas Flahaut et Julia Cela.


11 janvier 2018

Vertige de la satire

© Koenbroos

Dans Quoi/Maintenant, les belges de Tg STAN questionnent, dans un montage de deux pièces, la possibilité d’un théâtre satirique.

Pendant qu’un couple se dispute, un barbu au corps massif déplace une table au milieu de la scène et y met le couvert. Cet homme, c’est Damiaan de Schrijver, jouant le rôle d’un artiste conceptuel. Il envahit le domicile de son assistante pour y filmer sa dernière performance intitulée Le frigo est vide. Le principe : l’artiste s’invite chez des gens et cuisine ce que leur frigo contient jusqu’à ce que dernier soit totalement vide.

Chez Tg STAN, sur scène, on mange, parfois, et on boit, souvent. En 2014 déjà, le collectif belge adaptait My Dinner with Andre, un film de Louis Malle. Les comédiens, réunis autour d’une table, s’adonnaient au périlleux exercice de jouer la bouche pleine. Cette dernière pièce avait déjà été représentée au théâtre Saint-Gervais de Genève, leur point de chute genevois depuis de nombreuses saisons. Une assiduité qui, sans doute, a créé une communauté de spectateurs fidèles qui vont aux spectacles de Tg Stan comme on va dîner chez des amis.

Dans Quoi/Maintenant, Tg STAN cuisine une courte pièce de Jon Fosse, Dors mon petit enfant avec la comédie satirique de Marius von Mayenburg, Pièce en plastique. Cette dernière constitue le cœur du spectacle. Quatre personnages sont sur scène. Un couple d’abord. Lui est médecin, elle est l’assistante d’un artiste célèbre. « Dépassés » par le rythme de leur vie, ils embauchent une femme de ménage pour nettoyer leur appartement et s’occuper de leur fils, un jeune adolescent particulièrement prompt à dénoncer les petits écarts de la femme employée par ses parents — le même Damian de Schrijver assume ce rôle, y insufflant une belle dose de grotesque. Au contact de cette femme, les personnages révèlent leur haine de classe, leur racisme parfois. Ainsi, dans deux scènes symétriques, chacun des deux époux se retrouve confronté à la femme de ménage. Il s’agit pour eux de s’excuser d’avoir laissé traîner un billet qu’elle aurait pu être tentée de voler, ou de lui signifier qu’elle « pue ». Face à elle, leur assurance bourgeoise se dégonfle. La naïveté de la femme de ménage, surjouée par Jolente de Keersmaker, est un ressort comique puissant qui oblige les patrons à s’enfoncer dans le ridicule.

L’artiste conceptuel ajoute un niveau supplémentaire à cette satire. Faisant de son personnage un ogre mégalomane et hystérique, montrant la vanité des prétentions politiques de son œuvre, Damiaan de Schrijver ridiculise l’idée même de la satire. Un artiste crée une œuvre de dénonciation devant ceux dont ils dénoncent le comportement. Lui-même incarne tout ce qu’il dénonce. Plus encore, il en est conscient, et c’est sur ce paradoxe insoluble que se construit son œuvre imaginaire. On peut alors voir, entre Le Frigo est vide et Quoi/Maintenant une étrange mise en abîme. Le public d’un théâtre n’est peut-être pas très différent de ce couple de bourgeois arty, notamment en termes de provenance sociale. Il rit d’une critique de son mode de vie adressée par des comédiens qui sont ses semblables. Vertige de la satire.

Dans la pièce de Jon Fosse qui tient lieu de prologue, trois personnages sans nom se demandent où ils sont. Ne parvenant pas à le découvrir, ils ne peuvent que se mettre d’accord sur le seul fait qu’ils sont « là » et que là ils resteront « pour toujours ». Si ce « là » est la scène,  ce « toujours » le temps réel de la représentation, on peut voir le choix de ce lieu autonome et indéfini comme un aveu d’impuissance de la satire. La critique de la bourgeoisie, resservie, réchauffée par le théâtre depuis des décennies, ne pousse pas le spectateur à sortir de sa condition bourgeoise une fois sorti du théâtre. Il est habitué à cette satire. Il la goûte même particulièrement. Quoi/maintenant est donc une satire pleinement consciente de sa vanité, et qui joue de cela. Les comédiens de Tg STAN font leur profit de ce vertige. Travaillant les écarts entre les rôles avec l’engagement et l’énergie qui leur est propre, ils livrent une comédie violente dépeignant une société au bord de la crise de nerfs. Et le public rit. Il rit beaucoup. Mais de quoi rit-il, au juste ?

11 janvier 2018


11 janvier 2018

Le manège des vanités

© Koenbroos

Pour la première fois, Tg STAN crée et joue entièrement en français, en donnant corps à deux textes : Dors mon petit enfant de Jon Fosse et Pièce en plastique de Marius von Mayenburg.

En guise d’invitation, les quatre personnages, encore indéfinis, debout face au public, s’adressent une série de syllogismes sibyllins : c’est Dors mon petit enfant de Jon Fosse. « Nous savons tout avant que ce soit dit, mais nous ne savons rien. Tout est rien. » Le spectacle est à faire : chacun connaît son rôle, tout en ne sachant jamais exactement ce qui adviendra dans les heures qui suivront. Soudain, les quatre comédiens se déplacent et s’affairent. Se dessinent alors des personnages, ceux de Pièce en plastique de Marius von Mayenburg.

Ulrike et Michael mènent une existence bourgeoise. La maison est confortable. Ils ont tous les deux un travail. L’un est médecin, l’autre l’assistante de l’artiste Haulupa. Ils ont un fils, Vincent, qu’ils ne comprennent pas. Un frigo plein. Des problèmes conjugaux. Des valeurs pour faire joli en société. Mais où est le seuil ? Que se passe-t-il, quand l’argent et les possessions cessent de donner du bonheur, quand on est débordé par habitude ? Comment savoir quand on a commencé à travailler plus pour passer moins de temps à la maison ? Quand remarque-t-on que nos convictions de gauche ne sont jamais des actes, mais un filtre à mettre à son miroir pour pouvoir se regarder en face ? Quand il est trop tard.

L’histoire commence alors qu’il est déjà trop tard. Seuls, Ulrike et Michael n’y arrivent plus. Ils engagent Jessica Schmidt pour faire le ménage et garder un œil sur leur enfant. A son arrivée, l’équilibre précaire des relations et des convictions bascule. Chacun reconnaît chez les autres ses propres tyrans et tous se défigurent : la bien-pensance devient racisme ordinaire, le confort devient pédanterie, la bienveillance devient intéressée et l’abnégation devient égocentrisme clinique.

Face à ce chaos, Jessica apparaît comme une figure écrasante de sérénité et de gentillesse, incarnée par un jeu de pure présence, brillant de simplicité. Les personnalités d’Ulrike et Michael sont comme grossies à la loupe par contraste avec le personnage de la femme de ménage. On a le temps de s’attarder sur chaque tare et chaque peur du couple. Ces effets de grossissements sont opérés par un jeu d’acteur grinçant de vraisemblance, qui nous tient dans cet étrange état, à mi-chemin entre l’amusement, le rire jaune et la gêne.

En guise d’accessoires, le strict minimum. Des verres à pieds, bouteilles de vin et autres ustensiles ménagers qui ne serviront qu’à donner à voir, avec plus de précision encore, chaque défaut de caractère. Ainsi, lorsque le personnage de Michael jette à terre une pleine assiette de pâtes, qui sera consciencieusement ramassée par Jessica, on ricane de voir les nouilles éparpillées sur le plateau nu, mais on grince des dents devant l’application de la jeune femme à ramasser avec peine les débris de ce simple caprice. On regrette immédiatement notre amusement, dans un sinistre effet d’aller-retour entre rire et malaise.

Quoi/Maintenant orchestre avec maestria l’expérience du rire coupable, en montrant par un jeu d’acteur criant de vérité le poison de la zone de confort, économique et relationnelle, où tout s’épuise à force de constance et de facilité. L’appartement devient la cage où l’on continue de vivre par peur, où l’on continue de manger par facilité. Les liens du mariage justifient la cruauté ordinaire du couple qui cherche un dernier sursaut de vie en s’entre-déchirant. On est face à un cruel miroir. On ferme les yeux par peur de se voir derrière le trait d’esprit. On serre les dents par peur d’avoir un jour prononcé certaines paroles avec la même légèreté.

11 janvier 2018


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